Et les années avaient passé : ses vingt ans, ses trente ans et maintenant, aujourd’hui, il approchait la quarantaine. Oh, il avait réussi dans son métier et il était sorti avec des femmes, de temps en temps, et il y avait eu Pam, toutes ces années auparavant, mais aucune relation qui semblait pouvoir durer et affronter l’épreuve du temps.
Jusqu’à celle-ci, avec Michiko.
Tout avait semblé parfait. La façon dont elle riait de ses plaisanteries et lui des siennes. Alors même qu’ils avaient grandi dans des sociétés très différentes — lui dans la campagne conservatrice de Nouvelle-Ecosse, elle dans le cosmopolitisme et la frénésie de Tokyo —, ils partageaient sans difficulté aucune les mêmes opinions morales et politiques, les mêmes croyances, comme s’ils étaient réellement des âmes sœurs et étaient faits pour se rencontrer. Oui, elle avait été mariée et elle avait divorcé, oui, elle était — avait été — mère, mais ils avaient toujours semblé évoluer en une synchronisation totale et naturelle qui profitait aux deux.
Mais à présent, il semblait que tout cela n’était aussi qu’une illusion. Le monde continuerait peut-être à lutter pour décider quelle réalité les visions reflétaient, en admettant qu’elles en aient reflété une, mais Lloyd les avait déjà acceptées comme des faits, des descriptions vraies de ce que demain serait, ce continuum spatio-temporel unique et immuable dans lequel il avait toujours su qu’il vivait.
Et pourtant il fallait qu’il lui explique ce qu’il ressentait, lui, Lloyd Simcoe, à qui toujours les mots faisaient défaut, l’auditeur attentif, le roc, celui vers lequel les autres se tournaient quand ils avaient des doutes. Il devait lui exposer ce qui se passait dans sa tête, pourquoi cette vision d’un mariage dissous vingt et un ans plus tard — vingt-et-un ans ! — le paralysait tant maintenant, empoisonnait dans son esprit tout ce qu’ils avaient ensemble.
Il regarda Michiko, baissa les yeux, voulut les reporter sur son adorable visage sans y parvenir et les riva plutôt sur un endroit quelconque des murs lie-de-vin de l’appartement.
Il n’en avait jamais parlé à personne, pas même à sa sœur Dolly, du moins pas depuis qu’ils n’étaient plus des enfants. Il inspira à fond et se lança, le regard toujours rivé au mur.
— J’avais huit ans quand, un jour, mes parents nous ont dit de descendre au rez-de-chaussée, ma sœur et moi. C’était un samedi après-midi. Il y avait beaucoup de tension à la maison 117 depuis quelques semaines. C’est une façon d’adulte d’exprimer la situation : « Il y avait beaucoup de tension. » En tant qu’enfant, tout ce que je savais, c’était que mes parents ne se parlaient plus. Oh, ils s’adressaient encore la parole quand il le fallait, mais toujours sur un ton cinglant et souvent ils ne terminaient pas leurs phrases. « Puisque c’est comme ça… », « Alors là… », « Si tu crois que je vais… », ce genre de choses. Ils s’efforçaient de rester polis quand ils savaient que nous pouvions les entendre, mais nous entendions bien plus qu’ils le pensaient.
Il risqua un regard rapide en direction de Michiko, pour aussitôt revenir au mur.
— Bref, ce jour-là ils nous ont fait descendre dans le salon. C’est mon père qui nous a appelés en criant et, quand il criait après nous, en général ça voulait dire que les ennuis n’étaient pas loin. Nous n’avions pas rangé nos jouets, un des voisins s’était plaint de ce que nous avions fait, n’importe. Je suis donc sorti de ma chambre, Dolly de la sienne, et nous nous sommes regardés et chacun a vu l’appréhension de l’autre.
Il avait posé les yeux sur Michiko, exactement comme il les avait posés sur sa sœur, tant d’années plus tôt.
— Nous avons descendu l’escalier et ils étaient là, debout. Nous sommes tous restés debout, comme si nous attendions un putain de bus. Ils étaient calmes tous les deux, au moins au début, et ils m’ont donné l’impression de ne pas savoir par où commencer. Et puis ma mère a pris la parole et elle a dit : « Votre père quitte la maison. »
Ensuite, c’est lui qui a dit : « Je vais m’installer pas très loin d’ici. Vous pourrez venir me voir les week-ends. »
Lloyd se tut. Michiko eut un sourire compréhensif.
— Tu l’as vu souvent, après qu’il a déménagé ? demanda-t-elle après quelques secondes.
— Il n’a pas déménagé.
— Mais tes parents ont divorcé, non ?
— Oui… six ans plus tard. Mais après la grande annonce, il n’a pas déménagé. Il n’est pas parti.
— Alors tes parents se sont raccommodés ?
— Non, non. Les disputes ont continué. Mais ils n’ont plus jamais évoqué son déménagement. Dolly et moi, nous attendions qu’il s’en aille. Pendant des mois, en fait pendant ces six années, nous avons pensé qu’il pouvait partir à tout moment. Il n’y avait jamais eu de date précisée pour son départ, après tout : ils n’avaient jamais dit quand il s’en irait. Quand enfin ils se sont séparés, ça presque été un soulagement. J’aime mon père, et ma mère, mais c’était trop dur à supporter. (Il s’interrompit un instant.) Et un mariage comme celui-là, un mariage qui tourne mal… Je suis désolé, Michiko, mais je ne pense pas que je pourrais revivre quelque chose de semblable.
Chapitre 10
Jour 3 : jeudi 23 avril 2009
Le procureur général du bureau de Los Angeles a abandonné toutes les procédures relatives aux délits en instance afin de libérer le personnel judiciaire et lui permettre de faire face au flot d’inculpations liées aux pillages qui ont eu lieu après le Flashforward.
Le département de philosophie de l’université de Witwatersrand, en Afrique du Sud, a enregistré un nombre record de demandes de calendrier des cours.
Amtrak aux États-Unis, Via Rail au Canada et British Rail annoncent une augmentation importante du volume de passagers. Aucun des trains de ces compagnies n’a eu d’accident pendant le Flashforward.
L’Église des Saintes visions, ouverte hier à Stockholm, en Suède, revendique déjà douze mille adhérents dans le monde entier, ce qui fait d’elle la religion à plus forte croissance de la planète.
L’Association du barreau américain évoque un accroissement spectaculaire des demandes de rédaction et de réécriture de testaments.
Le lendemain, Théo et Michiko travaillèrent à la mise sur pied de leur site Web destiné à accueillir le récit des visions. Ils avaient décidé de le baptiser « projet Mosaïque », à la fois en l’honneur du premier navigateur public du Web, depuis longtemps abandonné, et comme une reconnaissance du fait maintenant clairement établi, grâce aux efforts des chercheurs et des journalistes du monde entier, que chaque vision individuelle constituait une petite pierre dans l’immense portrait mosaïque de l’année 2030.
Sa chope à la main, Théo but une gorgée de café avant de demander :
— Je peux vous poser une question en rapport avec votre vision ?
Michiko regarda les montagnes par la fenêtre.
— Bien sûr.
— Cette fillette avec qui vous vous trouviez. C’est votre fille, vous pensez ?
Il avait presque failli dire « votre nouvelle fille », mais heureusement il s’était censuré à temps.