Lloyd voulut protester, se reprit, mais ne put garder le silence.
— Et si je peux prouver que le CERN a un rapport direct avec le phénomène ?
— Vous ne devez pas réactiver le LHC, pas à des niveaux de mille cent cinquante TeV. Je réorganise l’échéancier des expériences. Si quelqu’un veut utiliser le LHC pour des collisions proton-proton, d’accord, mais seulement quand nous aurons fini tous les diagnostics. Et personne ne se sert de l’accélérateur pour des collisions nucléaires tant que je n’ai pas donné le feu vert.
— Mais…
— Il n’y a pas de « mais », Lloyd, coupa Béranger. Bon, maintenant, écoutez, j’ai un boulot monstre à abattre. S’il n’y a rien d’autre…
Lloyd secoua la tête et sortit du bureau, puis du bâtiment, pour rebrousser chemin.
Encore plus de gens l’arrêtèrent pendant son retour. Il semblait qu’une nouvelle théorie voyait le jour toutes les cinq minutes, tandis que les précédentes étaient abandonnées tout aussi rapidement. Enfin il arriva à son bureau. Il y trouva le rapport initial de l’équipe d’ingénieurs qui avaient passé au crible les vingt-sept kilomètres du tunnel du LHC à la recherche d’une anomalie dans l’équipement qui aurait pu expliquer le déplacement temporel. Jusque-là, rien d’inhabituel n’avait été décelé. Les détecteurs ALICE et CMS avaient eux aussi été mis hors de cause, après avoir été soumis à tous les tests possibles.
Il y avait aussi une photocopie de la une du quotidien La Tribune de Genève que quelqu’un avait placée sur son bureau, après avoir entouré un article en rouge.
« Un homme ayant eu une vision décède
Le futur n’est pas fixe, dit un professeur
MOBILE, ALABAM A (AP) : James Punter, quarante-sept ans, est mort dans un accident automobile aujourd’hui, sur l’Interstate 65. Punter avait auparavant relaté le contenu de sa vision à son frère Dennis Punter, quarante-quatre ans. « Jim m’a raconté sa vision en détail a déclaré Dennis. « Il se trouvait chez lui, dans la même maison où il habitait, mais la scène se passait dans le futur. Il se rasait et il a eu la peur de sa vie en se voyant dans le miroir, vieilli et ridé. » La mort de Punter a des implications très vastes, selon Jasmine Rose, professeur de philosophie à l’université d’État de New York, à Brockport : « Depuis les visions, nous avons débattu pour savoir si elles reflétaient le futur réel ou seulement un futur possible, voire même si elles n’étaient pas de simples hallucinations », a-t-elle dit.
« Le décès de Punter indique clairement que le futur n’est pas fixe. Il a eu une vision et pourtant il n’est plus là pour voir un jour sa vision devenir réalité. »
Lloyd était encore énervé par son entretien avec Béranger et il se surprit à froisser la feuille en boule pour la jeter ensuite à travers la pièce. Un prof de philo !
La mort de Punter ne prouvait rien, bien évidemment. Son récit était purement anecdotique, sans aucune preuve pour l’étayer, aucun journal ou programme télé aperçu qu’on aurait pu comparer aux autres témoignages ayant un lien avec les mêmes faits, et personne d’autre ne semblait l’avoir vu dans sa vision. Un homme de quarante-sept ans pouvait facilement être mort dans vingt et un ans. Il pouvait avoir inventé cette vision — qui de plus ne nécessitait pas une imagination folle — plutôt que d’avouer n’en avoir eu aucune. Michiko l’avait dit, Théo avait sans doute anéanti toutes ses chances de signer une assurance-vie quand il avait révélé son absence de vision. Punter avait peut-être décidé qu’il valait mieux prétendre en avoir eu une, plutôt qu’admettre qu’il serait mort dans vingt et un ans.
Lloyd soupira. Ils n’auraient pas pu s’adresser à un scientifique pour commenter ce sujet ? Quelqu’un qui comprenait réellement ce qu’était une preuve ?
Un prof de philo. Arrêtez de dire n’importe quoi, bordel…
Michiko se concentrait sur l’installation du site Web, pendant que Théo effectuait des simulations informatisées de la collision du LHC sur un autre ordinateur, tout en se libérant dès que la jeune femme avait besoin de son aide. Le CERN disposait bien sûr des derniers outils-auteurs, mais il demeurait beaucoup à faire manuellement, y compris la rédaction de descriptions de différentes longueurs à soumettre aux centaines de moteurs de recherche disponibles dans le monde. Elle estimait que tout serait fonctionnel dans un jour ou deux.
Une fenêtre s’ouvrit sur le moniteur de Théo, annonçant l’arrivée d’un mail. En temps normal il aurait attendu une meilleure occasion pour en prendre connaissance, mais le titre accrocha instantanément son attention : « Betreff Ihre Ermordung », c’est-à-dire, en allemand : « Re : Votre meurtre ».