— Oui ?
— Et je suppose que nous devrions effectivement apprendre à nous connaître.
Jacob fut heureux que le grand sourire qui fendait son visage ne produise aucun son. Ils convinrent d’une heure de rendez-vous, puis se dirent au revoir et raccrochèrent.
Son cœur battait trop vite. Il avait toujours su que la femme qui lui convenait croiserait son chemin, un jour ou l’autre. Il n’avait jamais perdu espoir. Il ne lui apporterait pas de fleurs ; jamais il ne passerait la douane avec un bouquet. Non, il choisirait quelque chose de franchement décadent chez Micheli. Après tout, la Suisse était le pays du chocolat.
Mais, avec la chance qu’il avait, elle allait lui dire qu’elle était diabétique.
Dimitrios, le jeune frère de Théo, vivait avec trois autres colocataires dans la banlieue d’Athènes, mais, quand Théo arriva tard ce soir-là, Dim était seul à la maison.
Il étudiait la littérature européenne à l’université nationale capodistrienne d’Athènes. Depuis qu’il était petit, il avait toujours voulu être écrivain. Il maîtrisait l’alphabet avant son entrée à l’école et il ne cessait de monopoliser l’ordinateur familial pour taper ses histoires. Théo lui avait promis des années plus tôt de transférer sa production littéraire des disquettes trois pouces et demi sur des clés USB. Il songea à réitérer son offre, mais il ne savait pas s’il ne valait pas mieux que Dim pense qu’il avait tout bonnement oublié, plutôt que de se rendre compte que des années — des années ! — s’étaient écoulées sans que son grand frère trouve trois minutes pour lui rendre ce service.
Le Dim qui ouvrit la porte était en blue-jean et tee-shirt jaune portant le logo d’Anaheim, une série télé américaine à succès. Apparemment, même un étudiant en littérature européenne succombait au charme de la culture populaire américaine.
— Salut, Dim, dit Théo.
Il n’avait jamais embrassé son frère auparavant, mais il éprouvait maintenant l’envie de le faire. Être confronté à la perspective de sa propre mort favorisait grandement ce genre de pulsions. Mais Dim ne saurait comment réagir, Théo le savait. Leur père, Constantin, n’avait jamais été un homme ni un père très affectueux. L’ouzo pouvait bien avoir coulé à flots, il pincerait peut-être les fesses d’une serveuse, mais jamais il ne lui viendrait à l’idée d’ébouriffer les cheveux d’un de ses fils.
— Eh, Théo, répondit Dimitrios, comme s’ils s’étaient vus la veille.
Il fit un pas de côté pour le laisser entrer.
La maison ressemblait à ce qu’on pouvait attendre du foyer de quatre garçons d’une vingtaine d’années : une porcherie avec des vêtements jetés sur les meubles, des emballages de plats à emporter empilés sur la table de la salle à manger et toutes sortes de gadgets, dont une stéréo haut de gamme et des jeux de réalité virtuelle.
Il était agréable de pouvoir parler de nouveau le grec. Théo en avait assez du français et de l’anglais.
— Comment tu vas ? demanda-t-il. Et l’école ?
— L’université, tu veux dire, corrigea Dim.
Théo acquiesça. Il avait toujours fait référence à ses études supérieures en employant le terme d’» université », mais pour son frère, qui suivait une voie artistique, c’était toujours l’école. Peut-être l’affront implicite n’était-il pas une simple erreur. Huit ans les séparaient, un écart assez grand, mais pas suffisant pour assurer l’absence de rivalité entre frères.
— Excuse-moi : comment ça se passe, à l’université ?
— Ça va, fit Dim en le regardant droit dans les yeux. Un de mes professeurs est mort pendant le Flashforward et un de mes meilleurs amis a dû partir pour s’occuper de sa famille parce que ses parents ont été blessés.
Il n’y avait rien à dire.
— Désolé. C’était totalement inattendu.
Dim détourna la tête.
— Tu as déjà vu papa et maman ?
— Non, pas encore. Plus tard.
— Ça été dur pour eux, tu sais. Tous leurs voisins savent que tu travailles au CERN… Papa n’arrêtait pas de dire : « Mon fils le scientifique », « Mon fils le nouvel Einstein ». Il ne le dit plus. Ils ont dû supporter la colère des gens qui ont perdu quelqu’un.
— Désolé, dit Théo une fois de plus.
Il laissa son regard errer sur le champ de bataille qu’était la pièce, à la recherche de quelque chose qui lui permettrait de changer de sujet.
— Tu veux un verre ? proposa Dimitrios. Bière ? Eau minérale ?
— Non, merci.
Son frère ne dit rien pendant un moment. Il passa dans le salon et Théo le suivit. Dim s’assit sur le canapé après avoir posé papiers et vêtements sur la moquette, pour libérer un peu de place. Théo trouva un fauteuil épargné par le désordre et s’y installa.
— Tu as bousillé ma vie, déclara Dim, dont les yeux passèrent sur son frère presque sans s’arrêter. Je veux que tu le saches.
Théo avait soudain du mal à respirer.
— Comment ?
— Ces… ces visions. Bordel, Théo, tu sais à quel point il est difficile d’affronter le clavier chaque jour ? Tu sais comme il est facile de se laisser aller au découragement ?
— Mais tu es un écrivain génial, Dim. J’ai lu ce que tu écris. La façon dont tu manies la langue est superbe. Ce texte que tu as fait sur l’été que tu as passé en Crête… tu rends parfaitement Cnossos.
— Ça n’a pas d’importance. Rien de tout ça n’a d’importance. Tu ne vois donc pas ? Dans vingt et un ans, je ne serai pas célèbre. Je n’aurai pas réussi. Dans vingt et un ans, je travaillerai dans un restaurant et je servirai des souvlaki et du tzatziki aux touristes.
— Peut-être que c’était un rêve… Peut-être que tu rêvais, en 2030.
— Non. J’ai trouvé le restaurant, il est près de la tour des Vents. J’ai rencontré le patron : c’est le même type que dans vingt et un ans. Il m’a reconnu d’après sa vision et je l’ai reconnu d’après la mienne.
Théo tenta de l’amadouer :
— Beaucoup d’écrivains ne gagnent pas leur vie avec leur plume. Tu le sais.
— Mais combien persévéreraient, année après année, s’ils ne pensaient pas qu’un jour, peut-être pas demain, peut-être pas l’année prochaine, mais un jour, ils allaient percer ? Qu’ils atteindraient leur but ?
— Je ne sais pas. Je ne me suis jamais posé cette question.
— C’est le rêve qui pousse les artistes à continuer. Combien d’acteurs baissent les bras, aujourd’hui, en ce moment même, parce que leurs visions leur ont démontré que ça ne marcherait jamais pour eux ? Combien de peintres dans les rues de Paris ont mis leur palette dans la première poubelle parce qu’ils savent que dans plus de vingt ans ils seront toujours inconnus ? Combien de groupes de rock qui répétaient dans le garage des parents se sont sabordés ? Tu as enlevé le rêve à des millions d’entre nous. Certaines personnes ont eu de la chance : elles dormaient, dans le futur. Et parce qu’elles dormaient au moment de la vision, leurs vrais rêves n’ont pas été brisés.
— Je… je n’avais pas vu les choses sous cet angle.
— Bien sûr ! Tu es tellement obsédé par la découverte de ton assassin que tu ne vois plus rien d’autre. Mais j’ai une grande nouvelle pour toi, Théo. Tu n’es pas le seul à être mort en 2030. Je suis mort, moi aussi — un serveur dans un restaurant pour touristes ! Je suis mort, oui, ainsi que des millions d’autres. Et c’est toi qui les as tués : tu as tué leurs espoirs, leurs rêves, leur futur.