Ce serait tellement simple à faire : il avait acheté les somnifères à la pharmacie et il n’avait eu aucun mal à trouver sur Internet les renseignements quant à la dose exacte de ce produit à ingérer pour arriver au résultat voulu. Pour quelqu’un de soixante-quinze kilos, comme lui, dix-sept cachets suffiraient peut-être, et vingt-deux certainement, mais trente provoqueraient probablement des vomissements et l’échec de la manoeuvre.
Oui, il pouvait réussir. Et ce serait sans douleur : il tomberait simplement dans un profond sommeil dont il ne ressortirait jamais.
Mais c’était une situation sans issue, comme dans Catch-22, un des rares romans américains qui l’aient introduit à ce concept. En se suicidant — il n’avait pas peur du mot — il prouverait que son futur n’était pas fixé. Après tout, dans sa vision, mais aussi dans celle du patron de restaurant, il était toujours vivant dans vingt et un ans. Donc, s’il se tuait aujourd’hui — s’il avalait ces cachets tout de suite— il démontrerait de façon concluante que son futur n’était pas immuable. Mais ce serait une victoire à la Pyrrhus, avec un coût exorbitant. Car s’il pouvait effectivement se suicider, alors l’avenir qui le déprimait tant n’était pas inévitable. Mais bien sûr il ne serait plus là pour poursuivre son rêve.
Il existait peut-être des façons moins radicales de mettre à l’épreuve la réalité de cet avenir. Il pouvait s’arracher un œil, se couper un bras, se faire tatouer la joue, toute chose qui rendrait son apparence différente de ce que les autres avaient vu de lui dans leurs visions.
Mais non. Ça ne marcherait pas.
Ça ne marcherait pas parce que la permanence de ces altérations n’était pas certaine. On pouvait faire enlever un tatouage, fixer une prothèse à la place d’un bras et placer un œil de verre dans une orbite vide.
À la réflexion, pour l’œil de verre, non. Dans sa propre vision de ce maudit restaurant, il avait une vue normale, stéréoscopique. Donc se rendre borgne constituerait un test probant pour savoir si le futur était immuable.
Oui, mais on progressait tous les jours dans le domaine des prothèses et de la génétique. Qui pouvait affirmer que dans vingt ans on ne serait pas capable de lui cloner un nouvel œil, ou un nouveau bras ? Et qui pouvait affirmer qu’il refuserait une chance d’annuler le handicap qu’il se serait infligé dans l’impétuosité extrémiste de la jeunesse ?
Son frère Théo voulait à toute force croire que le futur n’était pas déterminé. Mais le partenaire de Théo — ce grand type, le Canadien… ah, oui, Simcoe — disait exactement le contraire. Dim l’avait vu à la télé, quand il expliquait que le futur était déjà « gravé dans le marbre ».
Et si le futur était bien gravé dans le marbre, ou la pierre, si Dim devait ne jamais réussir comme écrivain, alors il ne voulait pas continuer. Les mots étaient son seul amour, sa seule passion et, pour être honnête, son seul talent. Il était nul en maths — il avait beaucoup souffert de passer dans les mêmes écoles après Théo, avec ces professeurs qui l’espéraient aussi doué que son frère ! — mauvais en sport, il chantait comme une casserole, ne savait pas dessiner et l’informatique restait pour lui un mystère.
S’il devait mener une vie aussi misérable, autant l’écourter.
Mais à en croire les apparences, il ne l’avait pas fait.
Non, bien sûr. Les jours et les semaines s’écoulaient sans heurt et il était facile de ne pas remarquer qu’on stagnait, qu’on ne devenait pas ce dont on avait rêvé. Le genre d’existence qu’il avait découverte dans sa vision s’imposait à vous insidieusement, jour après jour.
Mais il était né avec un don. Ce Simcoe avait comparé la vie à un film déjà tourné. Or, lors du Flashforward, le projectionniste avait diffusé la mauvaise bobine et il avait mis deux minutes à se rendre compte de son erreur. Il y avait eu un saut de montage, un passage brutal d’aujourd’hui à un lointain futur, puis un retour tout aussi abrupt au présent. Cette perspective était différente de l’existence considérée comme un film se déroulant image après image. Dim voyait maintenant avec une clarté impitoyable que ce qui l’attendait ne correspondait en rien à ses espoirs et que, dans un sens très réel pour lui, alors qu’il servirait de la moussaka, il serait déjà mort.
Il regarda le flacon de pilules. Oui, en ce moment même beaucoup d’autres personnes de par le monde réfléchissaient pareillement à leur avenir et se demandaient si, maintenant qu’elles savaient ce qui les attendait, continuer valait le coup.
Si une seule d’entre elles passait à l’acte et mettait fin à sa vie, alors cela prouverait que le futur n’était pas immuable. Il était certain que cette pensée était venue à d’autres. Certain que beaucoup attendaient que quelqu’un d’autre ose, pour apprendre la nouvelle aux infos : « Un homme vu par d’autres en 2030 retrouvé mort », « Le suicidé prouve que le futur n’est pas déterminé ».
Une fois de plus Dim prit le flacon en plastique ambré et le fit rouler dans sa paume. Il écouta les pilules qui dans le mouvement glissaient les unes sur les autres, à l’intérieur.
Il serait si facile de soulever le couvercle — ce qu’il faisait maintenant — et de libérer les pilules.
De quelle couleur sont-elles ? se demanda-t-il. C’était insensé, ça : il pensait à se suicider et il n’avait aucune idée de la couleur qu’avait l’agent de sa fin.
Il ouvrit le flacon. Il y avait un petit tampon de coton, qu’il ôta.
Les pilules étaient vertes. Qui aurait pu l’imaginer ? Des pilules vertes. Une mort verte.
Il inclina lentement le flacon et tapota sa base jusqu’à ce qu’une pilule tombe dans sa paume. Il y avait une rainure qui la traversait en son centre et une pression de l’ongle du pouce suffirait à la casser en deux, pour prendre une dose plus réduite.
Mais il ne voulait pas d’une dose réduite.
Il avait une bouteille d’eau minérale à portée, plate contrairement à sa préférence habituelle, pour que le gaz n’interfère pas avec les effets du somnifère. Il mit la pilule dans sa bouche. Il s’attendait presque à un parfum citronné, ou mentholé, mais elle n’avait aucun goût. Il prit la bouteille et but une gorgée. La pilule fut emportée et glissa sans problème au fond de sa gorge.
Il renversa une nouvelle fois le flacon, fit tomber trois autres pilules vertes et les avala avec une bonne quantité d’eau minérale.
Cela faisait quatre. D’après ce qui était inscrit sur le flacon, la dose maximale pour un adulte était de deux et il était déconseillé de la prendre plusieurs soirs de suite.
Les trois étaient passées sans problème. Il ajouta un deuxième trio, procéda de même.
Sept. Un chiffre qui portait chance. Enfin, c’est ce qu’on disait.
Est-ce qu’il désirait vraiment faire ça ? Il était encore temps d’arrêter. Il pouvait appeler le numéro des urgences, s’enfoncer deux doigts dans la gorge…
Ou bien… il pouvait y réfléchir encore un peu. S’accorder quelques minutes de plus pour étudier la question.
Sept pilules ne suffiraient certainement pas pour le mettre vraiment en danger. Ce genre de surdose mineure devait se produire souvent. Et puis, d’après le site Web il aurait fallu qu’il en prenne au moins dix…
Il en versa quelques-unes dans sa paume et observa ce petit tas de minuscules pierres vertes.
Chapitre 20
Jour 9 : mercredi 29 avril 2009
Je veux te montrer quelque chose, dit Carly.
Jake sourit et d’un geste de la main lui donna son accord. Ils se trouvaient au TRIUMF — pour « Tri-University Meson Facility » —, le premier labo canadien spécialisé dans la physique des particules.