Drescher précéda Théo dans les entrailles du bâtiment. Il était vêtu simplement, mais le physicien ne put s’empêcher de remarquer qu’il portait des chaussures très élégantes. L’inspecteur appliqua sa main ouverte sur un lecteur optique et un double battant s’ouvrit sur la pièce de la brigade. De nombreux ordinateurs guère plus épais qu’une feuille de papier encombraient les bureaux. Un mur entier était occupé par un plan de la circulation de Genève, avec chaque véhicule suivi grâce à son transpondeur. Théo chercha à repérer le sien qui devait tourner autour du pâté d’immeubles. D’après la ronde incessante des points lumineux, il n’était pas le seul.
— Asseyez-vous, dit Drescher en lui désignant la chaise en face de son bureau.
Il prit un ordinateur extra-plat et le plaça entre eux.
— Vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que j’enregistre notre conversation ? dit-il.
Aussitôt les mots apparurent en texte sur l’écran, précédés de la mention « H. Drescher ».
Théo secoua la tête. L’inspecteur fit un petit signe en direction de l’ordinateur et son visiteur comprit qu’il désirait une réponse orale.
— Non, dit-il.
L’écran afficha sa réponse après un point d’interrogation en surbrillance à la place de son nom.
— Et vous êtes ?
— Theodosios Procopides, dit Théo.
Il s’attendait que son nom rappelle quelque chose au policier, mais ce fut l’ordinateur qui réagit le premier. Une fenêtre s’ouvrit sur l’écran, avec l’orthographe correcte de son nom et quelques renseignements de base le concernant. Le point d’interrogation avant le « Non. » s’effaça pour être remplacé par « T. Procopides ».
— Et que puis-je pour vous ? demanda Drescher, qui n’avait toujours pas réagi.
— Vous ne savez pas qui je suis, n’est-ce pas ? dit Théo.
L’inspecteur eut une moue négative.
— La, hum, la dernière fois que nous nous sommes vus, je n’avais pas de barbe.
Drescher dévisagea Théo.
— Eh bien, je… oh ! Oh ! mon Dieu ! C’est vous !
Théo baissa les yeux sur l’ordinateur, qui avait fidèlement retranscrit ce bafouillage. Quand il reporta son attention sur le policier, celui-ci avait blêmi.
— Oui, c’est moi.
— Mon Dieu, souffla le policier. Cette histoire m’a hanté pendant des années… Vous savez, j’ai assisté à un tas d’autopsies depuis, et j’ai vu mon lot de cadavres. Mais le vôtre… Enfin, ce genre de spectacle, quand vous n’êtes qu’un gosse…
Il frissonna.
— Je suis désolé, dit Théo, qui marqua un temps avant d’ajouter : Vous vous souvenez de ma visite, peu après que vous avez eu cette vision ? C’était au domicile de vos parents, la maison avec cet escalier aux marches sans montant ?
L’inspecteur hocha la tête.
— Je m’en souviens. Vous m’avez filé une sacrée frousse.
— Désolé pour ça aussi.
— J’ai essayé de chasser cette vision de ma mémoire, dit Drescher. Pendant toutes ces années, je me suis efforcé de ne pas y penser. Mais elle revient toujours, vous savez. Même après tout ce que j’ai pu voir d’autre, cette scène continue à me poursuivre.
Théo eut un petit sourire embarrassé.
— Oh, vous n’y êtes pour rien, fit Drescher avec un geste de la main pour balayer le sujet. Et votre vision, à vous, elle ressemblait à quoi ?
La question prit Théo au dépourvu. De toute évidence, Drescher avait toujours du mal à relier sa propre vision de ce cadavre avec la réalité de l’être humain assis face à lui.
— Je n’ai pas eu de vision.
— Oh. Oui, bien sûr…, fit le policier, gêné à son tour. Désolé.
Un silence pesant s’établit quelques secondes entre eux, que l’inspecteur finit par rompre :
— Vous savez, ça n’a pas eu que ce côté négatif. La vision, je veux dire. Elle m’a poussé à m’intéresser au travail de la police. Sans elle, je ne sais pas si je serais entré à l’académie.
— Depuis combien de temps êtes-vous dans la police ?
— Sept ans, dont deux comme inspecteur.
Théo ignorait si c’était là un avancement rapide, mais il se prit à faire des calculs en rapport avec l’âge de Drescher. Celui-ci n’était pas allé à l’université. Théo passait beaucoup trop de temps avec les scientifiques et les diplômés divers, et il craignait toujours de se montrer sans le vouloir un peu condescendant envers une personne qui n’avait pas poussé ses études au-delà du lycée.
— C’est bien, fit-il pour dire quelque chose.
Drescher haussa les épaules, puis il se rembrunit en regardant son visiteur.
— Vous ne devriez pas vous trouver ici, ni dans le coin. En fait, vous ne devriez même pas être en Europe. Vous avez sans doute été tué dans Genève ou tout près, sinon je n’aurais pas été chargé de l’enquête. Si j’avais eu une vision de mon propre assassinat ici, aujourd’hui, vous pouvez parier que je serais à Hawaï à cette heure.
Ce fut au tour de Théo de hausser les épaules.
— Je ne voulais pas être ici, mais je n’avais pas le choix. Je travaille au CERN, je vous l’ai dit. J’appartenais à l’équipe qui a mené l’expérience avec le Grand collisionneur de hadrons, il y a vingt et un ans. Ils ont besoin de moi pour la reproduire, après-demain. Croyez-moi, s’il ne tenait qu’à moi, je serais ailleurs.
— Vous ne vous êtes pas mis à la boxe, n’est-ce pas ?
— Non.
— Parce que dans ma vision…
— Je sais, je sais. Vous avez dit que j’avais été tué pendant un match de boxe.
— Mon père adorait regarder la boxe à la télé, dit Helmut. Un sport un peu bizarre pour un marchand de chaussures, je suppose, mais il aimait ça. Je regardais souvent avec lui, même quand j’étais petit.
— Écoutez, fit Théo, vous savez d’une façon très particulière que je suis réellement en danger. C’est pour cette raison que je suis venu vous voir. J’ai besoin de votre aide, Helmut. Entre le moment présent et celui où l’expérience sera reproduite, soit dans… cinquante-sept heures.
Drescher lui désigna tous les ordinateurs ultraplats sur son bureau.
— J’ai beaucoup de boulot.
— Je vous en prie. Vous savez ce qui risque de m’arriver. La plupart des gens ne travailleront pas après-demain, pour pouvoir rester en sécurité chez eux pendant le déplacement temporel. Je déteste demander ça, mais vous pourriez consacrer ce temps à rattraper tout le travail que vous n’auriez pas fait aujourd’hui et demain…
— Je ne suis pas en congé mercredi, dit Drescher, et du menton il désigna les autres policiers présents dans la grande salle. Aucun de nous n’est de repos. Au cas où il y aurait des problèmes… Vous avez une idée de la personne qui risque de vous tirer dessus ?
— Non, aucune. Je me suis creusé la tête pendant vingt et un ans pour tenter de déterminer qui j’aurais bien pu mettre assez en rogne pour qu’on veuille ma mort, ou qui pourrait profiter de ma disparition. Mais je n’ai trouvé personne.
— Personne ?
— Eh bien, vous savez, ce genre de choses vous rend dingue, paranoïaque. Vous vous mettez à soupçonner tout le monde. Pendant un temps j’ai cru que mon vieux partenaire, Lloyd Simcoe, était le coupable. Mais je lui ai parlé hier encore. Il est dans le Vermont, et il ne prévoit pas de venir en Europe avant longtemps.
— S’il prend un supersonique, c’est un vol de seulement… quoi ? trois heures ?
— Je sais, je sais… Mais non, franchement, je suis sûr que ce n’est pas lui. Mais il y a quelqu’un, là, dehors, qui risque effectivement d’attenter à ma vie aujourd’hui même. Et je vous demande, je vous supplie d’empêcher cette personne de me tuer.