– Signez, ou je vous abats tous deux comme des chiens enragés…
Adeline et Gérard échangent un coup d’œil. Cela leur suffit… ils se comprennent!
Sans hésitation apparente, d’une main ferme, ils ont signé!
Ils gagnent ainsi dix minutes, cinq minutes, pendant lesquelles ils trouveront sûrement l’occasion de sauter à la gorge du baron, de lui arracher son arme et de l’étrangler!…
Hubert d’Anguerrand repousse sur la table les papiers qui viennent d’être signés, et continue:
– Voici maintenant un acte où vous déclarez tous deux que, vous jugeant criminels et indignes de vivre, vous vous donnez volontairement la mort… Signez!…
Un regard de Gérard sur son père, plus rapide que la foudre… Non! la seconde n’est pas favorable… le père est sur ses gardes, le doigt sur la gâchette du revolver.
Un éclat de rire nerveux, éclatant, sinistre… C’est Adeline qui, la première, signe, et donne la plume à Gérard en jetant ces mots:
Notre contrat d’épousailles, mon cher!
Et Gérard signe à son tour, guettant du coin de l’œil si, en se relevant, il ne pourra pas bondir sur son père… Mais le baron s’est mis à trois pas de distance et, alors, avec une pesante tristesse, avec l’accent de ce qui est irrévocable, il prononce:
– Maintenant, vous allez mourir. Moi, je me constitue le gardien de la fortune que vous léguez. Je n’y toucherai pas, puisque, mois aussi, je suis mort… J’ai voulu vous épargner les hideurs de l’échafaud. Je veux vous épargner aussi les souffrances d’une agonie que je vous infligerais en vous abattant à coups de revolver… Voici, dans ces deux verres, un poison sûr, foudroyant… buvez!…
Les yeux hagards d’Adeline et de Gérard aperçoivent alors ce qu’ils n’avaient pas encore vu sur la table: deux verres, dont chacun contient un doigt d’un liquide clair comme du cristal de roche.
Les deux misérables tremblent convulsivement. Pas de fuite possible. Ils savent qu’au premier mouvement le terrible baron, si redoutable incarnation de la froideur et presque de l’impersonnalité du bourreau, les «abattra à coup de revolver» selon la mortelle expression. Ils savent toute supplication inutile. Pas de grâce! Pas de pitié dans ces yeux fixes!… Rien ne bat dans cette large poitrine… Ce n’est pas un homme qui leur donne l’ordre de mourir… c’est un spectre!…
Quelque chose comme un murmure confus gronde pourtant sur leurs lèvres blafardes:
– Par pitié!… Laissez-moi vivre!… oh! rien que la vie!… rien que vivre!…
– Buvez! répète le baron livide et glacial, buvez… ou je fais feu!…
Son bras se lève… Il vise!… Adeline s’écroule sur ses genoux, la figure dans les mains, préférant encore être tuée… Gérard ferme les yeux… Ils vont mourir!…
Et… tout à coup, le bras du baron retombe.
Adeline, de la terreur passe à la haine et grince des dents. Gérard jette un hurlement de joie délirante, car il a trouvé le moyen d’attendrir son père, car, à ce moment, une porte s’est ouverte…
Une jeune fille vêtue de noir s’avance, les yeux baissés, les mains jointes, belle comme l’ange du pardon… et c’est Lise… c’est celle que Gérard appelle Valentine… sa sœur!… Et Lise… la pauvre petite Lise, d’une voix de douceur infinie, murmure, en touchant le bras du baron:
Grâce pour eux… grâce pour lui!…
– Madame… mademoiselle… gronde le baron. Vous! Vous ici!…
– Moi, monsieur, répond Lise avec une sorte de monotonie concentrée, tandis que ses paupières demeurent obstinément baissées. N’est-ce pas presque un droit pour moi?… presque autant que pour madame?…
Sapho se redresse; les deux épousées, pour la première fois, prennent contact, comme deux adversaires dont l’un, sûrement, tuera l’autre…
– Le droit de la maîtresse, prononce Adeline avec un sourire funeste, ne peut être le droit de l’épouse légitime, et je pense…
– Silence! tonne Gérard dans une telle explosion que Sapho, livide, recule et se courbe.
– Monsieur, continue Lise de sa même voix très basse, comme si elle ne venait pas d’entendre ce qu’à dit Adeline, oh! monsieur, je sais, je comprends… vous êtes ici en justicier… et pourtant, je vous demande leur grâce… Qu’ils vivent!… et qu’ils sachent que s’il y a une pensée pour eux au fond de mon malheur, c’est un vœu de bonheur… le même vœu que l’on faisait pour moi le jour de mon mariage…
Madame, dit le baron avec une sourde impatience, rentrez, je vous prie!…
Car il s’irrite de l’intervention de Lise. Avoir pitié d’elle, c’est bien, – mais c’est tout!… Qu’elle ne s’avise pas de se dresser entre les condamnés et le justicier!
Rentrez! commanda-t-il rudement. Je le veux!…
«Je vous en prie, mon enfant, reprend-il plus doucement. Lorsque, dans l’église, je vous ai prise mourante dans mes bras, lorsque j’ai compris que vous aussi vous étiez une victime de ce misérable, lorsque, au récit de votre infortune, je vous ai vue si pitoyable et si innocente, j’ai juré que vous seriez vengée du même coup que moi-même…
«Allons rentrez, ma pauvre petite… rentrez dans cette chambre qui fut celle de ma fille Valentine… un ange comme vous… rentrez, car vos yeux ne doivent pas voir ce qui va se passer ici… car voici l’heure du châtiment… fussiez-vous envoyée de Dieu, vous ne sauveriez pas ces deux démons!…
– Monsieur… balbutie Lise dont la tête s’égare, dont l’être tout entier frissonne à la pensée qu’elle est impuissante à sauver celui qu’elle adore… quand même… malgré tout!…
– Mademoiselle, prononce Adeline avec son terrible sourire, tient à assister à l’agonie de mon mari: c’est une revanche comme une autre!
– C’est assez! gronde le baron d’Anguerrand. J’ai voulu vous épargner un spectacle hideux. Vous persistez à rester?… C’est bon! L’exécution aura lieu devant vous…
«Allons, vous autres! continue le baron, décidez-vous!… Prenez-vous le poison?… Choisissez-vous le revolver?… Buvez! Buvez donc!… Non?… Eh bien!…
Le revolver se lève et se braque sur Gérard… Lise défaille… Adeline, reprise de toute sa terreur, comprend qu’elle va mourir… que c’est la fin… Le baron va presser sur la détente…
À ce moment, Gérard prononce d’une voix très calme:
– Mon père, je vous demande une minute de vie…
– Lâche! Tu as peur!
– Non. J’ai un secret à vous révéler… important non pour moi qui vais mourir, mais pour vous qui allez vivre!…
– Parle!…
Mon père, loin de moi la pensée de vous disputer ma misérable vie… Je suis prêt à vider la coupe de poison que vous avez préparée pour ma nuit de noces…
Car je suis las… bien las… comme le jour où, devant la porte de cet hôtel…
Gérard jette un regard sur Lise… un brusque sanglot l’étreint à la gorge, un vrai sanglot, sincère, lamentable comme son amour… et Lise, avec la sublime divination de l’amour, comprend ce sanglot… Elle palpite, secouée jusqu’au fond de son être, et murmure en elle-même: