À trois heures du matin, le prince d’Olsteinburg quitta le cercle. Il se sentait fatigué. La partie avait été peu intéressante. Il n’avait ni gagné ni perdu. Il était de mauvaise humeur.
Firmin lui endossa sa pelisse, et, sur son ordre, l’accompagna jusqu’à sa voiture pour lui ouvrir la portière.
Entre l’instant où il revêtit sa fourrure et celui où il commença à descendre l’escalier, le prince échangea quelques mots avec deux ou trois personnes. Dans ce rapide laps de temps, le valet de pied était rentré dans le petit salon dont la fenêtre donnait sur la place. Il ouvrit cette fenêtre et jeta sur le trottoir une pièce de deux sous qui tomba en résonnant et alla se perdre dans le ruisseau.
Firmin, déjà, la fenêtre refermée, rejoignait le prince qui commençait à descendre l’escalier.
– Quel est ce bruit? demanda tout à coup le prince en atteignant les dernières marches et en tendant l’oreille à une rumeur venant de la rue.
– Je vais m’en informer, Monseigneur! dit Firmin, qui s’élança au dehors.
Le prince continua à descendre lentement, distribuant, selon son habitude, des pourboires aux valets et au chasseur, qui se précipita en criant:
– Le coupé de Monseigneur le prince d’Olsteinburg!
Au même instant, Firmin revenait en disant:
– Ce n’est rien, Monseigneur. Deux ivrognes se sont pris de querelle avec le cocher de l’une de ces voitures; le pauvre cocher a reçu, paraît-il, un rude coup sur la tête; les deux ivrognes se sont sauvés…
– Monseigneur! ah! Monseigneur! s’écria le chasseur, votre cocher!…
– Bon! c’est lui qui s’est fait casser la tête, hein?… Quel animal! Est-ce qu’il est mort?…
– Oh! non, Monseigneur. Dès qu’il aura été pansé à la pharmacie voisine, il n’y paraîtra plus…
– L’imbécile!… Alors, je vais être obligé d’attendre?… Va me chercher un fiacre, Firmin…
– Si Monseigneur daignait me permettre, dit le valet de pied.
– Parle! grommela le prince.
– Si Monseigneur le désire, je vais le reconduire dans son coupé. Ainsi Monseigneur ne sera pas obligé de monter dans un fiacre. Et le cocher de Monseigneur rejoindra dès qu’il pourra.
– Tu sais donc conduire?…
– J’ai eu l’honneur de servir cinq ans chez M. le baron Héglof, en qualité de cocher.
– Endosse donc la pelisse de cet animal, et monte sur le siège.
Firmin obéit et rassembla les rênes avec l’autorité d’un cocher de race. Le prince approuva d’un signe de tête et prit place dans le coupé qui, aussitôt, s’ébranla, se dirigeant vers les Champs-Élysées: le prince d’Olsteinburg avait son hôtel aux abords de la place de l’Étoile.
Tout à coup, au moment où la voiture arrivait au rond-point, elle s’arrêta brusquement; la portière s’ouvrit: Firmin entra dans le coupé, prit place près du prince, et aussitôt la voiture se remit en marche, mais au pas.
D’abord, muet de stupeur, le prince, alors, s’écria:
– Holà, maître Firmin, perds-tu la tête?
– Cela viendra peut-être, dit le valet d’un ton qui fit frissonner le prince; mais, pour le moment, elle est solide sur mes épaules. Monseigneur daignera me pardonner. Mais j’avais absolument besoin de parler à Son Altesse.
Effaré d’étonnement plutôt que de terreur, le prince se demandait s’il avait affaire à un bandit ou à un fou. Cependant, la voiture marchait, et il remarqua, avec un commencement d’épouvante, cette fois, qu’il y avait un homme sur le siège.
– Ah ça, fit-il machinalement, qui conduit?
– Que Monseigneur se rassure. C’est un cocher parfaitement expérimenté. Pour ne rien vous cacher, je dois ajouter que c’est justement l’un des deux ivrognes qui ont si bien arrangé le cocher de Monseigneur…
– Ah! ah! je commence à comprendre. Que me voulez-vous? Faites vite…
– D’abord supplier Monseigneur de laisser ses mains tranquilles. Votre Altesse fouille avec impatience les poches de sa pelisse et se demande ce qu’est devenu son revolver. Le voici…
Et le valet tira de sa propre poche le revolver du prince, qu’il braqua sur sa poitrine en disant:
– J’espère que Monseigneur ne va pas me forcer à le tuer avec ses propres armes?
– On ne parlemente pas avec les assassins, dit le prince en se redressant. Dites-moi ce que vous me voulez et finissons-en. J’ai vingt mille francs sur moi: le porte-feuille que vous auriez tout aussi bien fait de me voler tout à l’heure au cercle. Les voulez-vous?
– Monseigneur plaisante, fit le valet. Je ne suis pas un voleur… Voici ce que je voulais vous dire: je me fais fort de vous montrer dès cette nuit ce Charlot que vous paraissez admirer. Pour ne pas vous faire languir davantage, Charlot est devant vous!…
– C’est bien, dit le prince avec un calme hautain, je paye!
Et il sortit d’une poche intérieure de son habit quatre liasses de cinquante billets chacune. Charlot les prit, les jaugea pour ainsi dire d’un coup d’œil, et les fit disparaître. Aussitôt, il frappa du doigt à la glace de devant; la voiture s’arrêta; l’homme qui se trouvait sur le siège sauta à terre et s’éloigna rapidement.
– Monseigneur, dit Charlot, je vais avoir l’honneur de vous reconduire…
En même temps, il descendit du coupé, laissant le prince abasourdi, stupéfait de ce dernier trait d’ironique audace. Presque aussitôt, la voiture partit au grand trot de son cheval enlevé par le coup de fouet de Charlot, qui, ayant repris place sur le siège, conduisait en cocher consommé.
Dix minutes plus tard, le coupé, s’arrêtait devant l’hôtel du prince.
Celui-ci s’élança sur le trottoir, décidé à appeler au secours; mais, au premier coup d’œil qu’il jeta sur le siège, il vit qu’il n’y avait plus de cocher… Charlot avait disparu!
* * * * *
Une heure après cette scène étrange, deux hommes étaient attablés dans l’arrière-salle d’un cabaret situé dans le quartier des Ternes. La devanture était fermée depuis longtemps dans la première salle, il n’y avait pas de lumière.
Les deux hommes, assis l’un en face de l’autre, ne buvaient pas, ne causaient pas, ne se regardaient pas. Tous deux étaient à demi tournés vers la porte qui donnait sur une allée.
Enfin, l’un d’eux, crispant les poings, murmura:
– Il ne viendra pas! il nous a mis dedans!…
– Charlot viendra! répondit l’autre, Charlot n’a jamais manqué de parole… Le voici!…
La porte s’ouvrait sans bruit. Un homme entra. Mais il eût été impossible de reconnaître en lui le valet de pied Firmin. Cet homme paraissait quarante ans; il portait une forte barbe noire; enfin, il répondait exactement au portrait qu’en avait tracé le journaliste.
– Ouf! dit Charlot en s’asseyant près de ses deux acolytes. Eh bien, les aminches, continua-t-il d’un ton de bonne humeur, on crève donc la soif, par ici? Ohé, Coco!
– Voilà, patron! fit une voix.
– À boire! et du chenu! commanda Charlot.
Coco apparut et déposa sur la table une bouteille de vin cacheté avec trois verres. Charlot décoiffa le goulot de la bouteille par un coup sec appliqué au rebord de la table, remplit les verres, et, d’une voix enrouée qui n’était plus la voix du valet de pied Firmin: