Jean Nib, immobile, debout près de cette fenêtre, regardait dehors… Quelques minutes d’une terrible angoisse s’écoulèrent…
– Eh bien! fit enfin Rose-de-Corail dans un murmure à peine perceptible, est-ce qu’on file, mon Jean?…
– Trop tard! gronda Jean Nib. Regarde!…
D’un bond, Rose-de-Corail fut à la fenêtre, et, au fond de l’obscurité, entrevit deux silhouettes dans le jardin, deux ombres qui eussent été invisibles pour tout autre qu’elle et Jean Nib.
– Oh! murmura-t-elle à ce moment…
Deux nouvelles silhouettes se montraient… deux hommes qui, un instant, apparurent sur la crête du mur et sautèrent dans le jardin.
– Ça fait quatre! dit sourdement Jean Nib.
On peut filer par les derrières, haleta Rose-de-Corail.
– Bouge pas! Je vais voir!…
À pas rapides, furtifs, silencieux et souples, Jean Nib bondit hors de la pièce et gagna l’extrémité du corridor aboutissant à une fenêtre qui donnait sur le derrière de la villa.
Et alors, une sourde imprécation gronda dans sa gorge; une sueur d’angoisse inonda son front, ses poings se crispèrent… Là, dans la nuit, en des attitudes que son œil dilaté par l’horreur détaillait comme en plein jour, quatre nouvelles silhouettes!… quatre hommes!… Ils approchaient lentement… De toutes parts, la maison était cernée.
Jean Nib sentit passer sur sa nuque le frisson de la terreur suprême, et son cœur se brisa…
– Rose-de-Corail! murmura-t-il dans un grondement farouche où il y avait des jurons et du sanglot.
– Me voilà, mon homme! fit près de lui la voix adorée. Quoi que c’est? La rousse?…
– Non!… La rousse, ça ne serait rien!… Des costauds de la pègre!…
Rose-de-Corail frissonna jusqu’au fond de l’âme, et sentit un froid de glace passer sur ses lèvres blêmes…
– Oh! nom de Dieu!… En voilà encore deux!…
Ça fait dix! reprit le rauque murmure essoufflé de Jean Nib. Oh! oh! et là!… cette ombre… On dirait une femme… C’est elle!… Regarde, Rose-de-Corail!… C’est elle, que j’te dis!… Regarde!…
– La Veuve!… haleta Rose-de-Corail.
Tous deux, d’un même geste formidable, pareil à une explosion de terreur forcenée et de volonté tragique, ouvrirent leurs couteaux qu’ils emmanchèrent solidement à leurs poings.
– On se défend jusqu’à la mort! dit la voix de Jean Nib, rauque, hérissée, rocailleuse et âpre.
– Et on meurt ensemble! ajouta la voix de Rose-de-Corail, changée, terrible, sifflante, rude…
– Essayons de descendre! On pourra peut-être se…
Du tréfonds de la maison, du lointain rez-de-chaussée, un grincement monta jusqu’à eux! Un grincement bref, un déchirement rapide que, seules, leurs oreilles pouvaient percevoir dans le profond silence, comme seuls leurs yeux avaient pu voir…
– On défonce la porte! râla Rose-de-Corail, Ils entrent!… ils montent… Jean! ne nous quittons pas!…
Alors, à mots saccadés, en une série de grognements brefs, Jean Nib donna ses instructions suprêmes:
– Moi, dans le haut de l’escalier… Je les attends là… Vois-tu autre chose possible à c’t’heure?… Non!… Moi, là!… Et toi, avec la môme et le gosse dans la pièce… Bouge pas!… N’arrive que si j’appelle!… J’en surinerai le plus que je pourrai… et après…
Dans la seconde qui suivit, ils étaient chacun à son poste de bataille: Rose-de-Corail, dans la pièce, porte ouverte, campée devant Marie Charmant, qu’elle prévenait d’un mot; et près d’elle, Zizi armé d’un couteau pris sur la table… sur le haut de l’escalier, penché en avant, ramassé sur lui-même, effroyable, dans la tension furieuse de ses muscles, de sa volonté, de tout son être, Jean Nib!…
Dix minutes environ s’écoulèrent…
Soudain, ces bruits que recueillit l’oreille exaspérée de Jean Nib parurent s’être haussés vers lui…
Il songea:
– Ils ont visité tout le rez-de-chaussée et, maintenant, ils visitent le premier!…
Il était pétrifié dans son attitude. L’oreille seule vivait en lui.
Ils visitaient le second!…
Ils étaient là!…
Vingt marches à monter! Quelques coups de couteau pour la suprême défense! Deux hommes, trois, quatre peut-être, tués par lui ou Rose-de-Corail!… et puis la mort!…
Un cri atroce, un hoquet, un bruit sourd de corps qui s’affaisse!… Le bras de Jean Nib venait de se détendre!… l’escarpe qui marchait le premier tombait mort!…
Ce hurlement d’agonie, cette violente déchirure du silence, ce fut la fin du silence…
Des murmures rauques, des rafales de voix, des imprécations immondes qui se heurtèrent… mais tout cela dans un enveloppement sourd, dans une volonté d’êtres obstinés au silence… La montée effroyable… la poussée furieuse de ceux d’en bas… cela s’enchevêtra, se fondit… les han! de Jean Nib, ramassé, immobile, avec un seul geste du bras plongeant au hasard… et ce tourbillon de bruits sourds déchiré par intervalles par la clameur de ceux qui tombaient foudroyés… Jean Nib ruisselait… il sentait quelque chose de tiède couler sur lui, sur diverses parties de son corps… La sueur?… non!… le sang!… Une entaille profonde à la jambe… une autre à l’avant-bras gauche, trois à l’épaule… des éraflures sanglantes au visage… vingt blessures peut-être… Et tout à coup, dans une poussée de tempête, la bande fut sur le palier! Jean Nib tomba sur les genoux, avec cette clameur suprême:
– Rose-de-Corail!…
– Me voici! rugit la lionne.
– Nom de Dieu! hurla une voix ivre de joie sauvage…
Et à cette voix, Jean Nib sentit ses cheveux se hérisser, Rose-de-Corail sentit les forces furieuses de son être se décupler… car cette voix, tous deux la reconnurent comme celui qui venait de hurler avait reconnu leurs voix… C’était le hurlement de l’homme suriné à la Pointe-aux -Lilas… c’était la voix de Biribi!…
– Me voici! avait rugi la lionne.
D’un coup de couteau, d’un coup de griffe puissante, elle abattit un homme… Dans le même instant, elle se jeta à genoux pour couvrir de son corps le corps de Jean Nib, et, comme de la griffe droite elle continuait à frapper de bas en haut, au hasard, comme sa main gauche, affolée, frémissante, tâtait le visage de son homme, comme elle sentit que Jean ne remuait plus, elle s’affaissa, une déchirante clameur déchira la nuit, un sanglot terrible secoua Rose-de-Corail, elle étreignit le corps immobile, elle l’enlaça, elle rugit, elle râla:
– Jean? Es-tu mort?… Jean! ne t’en va pas sans moi!… Mort! mort! mort!…
Il y eut en elle un déchaînement de forces dans la tempête de désespoir qui éclatait dans son cœur, dans sa chair, dans son cerveau, et, rugissant ce cri sans expression humaine… «Mort! mort! mort!» elle se releva tenant son homme dans ses bras!… Elle le souleva! Folle, terrible, hérissée, sanglante, elle tenta cette chose effrayante de s’en aller avec le corps de Jean Nib!… de l’emporter!… Où? comment? elle ne savait!… Elle le tenta!…