Mais tout d’abord il rejeta cette dernière idée qui, offrant une certaine complication, une sorte de raffinement, ne pouvait lui convenir.
L’idée de le jeter vivant dans la fosse le séduisait parce qu’il se figurait que Jean Nib aurait là une affreuse et longue agonie.
Peut-être demeura-t-il assez longtemps plongé dans ces réflexions, car lorsqu’il se releva, il vit que ses deux aides avaient presque comblé la fosse. Il se retourna vers eux avec un grondement furieux.
– Nom de Dieu! qui vous a dit de boucher le trou?
– Puisque t’as dit que ce macchabée-là vit encore…
– Et après! c’est-y une raison?… Tas de vaches! quoi qu’on va en faire, à c’t’heure! On n’a pas le temps de déboucher le trou!…
Les deux escarpes, appuyés sur leurs bêches, baissèrent la tête, se sentant fautifs; l’un d’eux se gratta l’oreille et l’autre s’essuya le front d’un revers de main.
– Ah ben! firent-ils, consternés, n’en v’là une sacrée histoire! Quoi qu’on va en fiche?…
– Ben! tu sais pas? fit l’un des fossoyeurs, celui qui, ayant commencé par se gratter l’oreille, se raclait maintenant la tête à coups d’ongles.
– De quoi? grogna Biribi.
– Ben… Foutons-le à l’eau, quoi qu’t’en dis?…
– Ça, on peut, ricana l’énorme brute. Oui, ça c’est une idée. La Seine est là. À quoi que j’pensais donc? Faut qu’y boive un bon coup, l’pauv’ couillon. Justement, il aimait ça, d’s’enfiler de l’eau… Finissez d’remplir l’trou, et faites bonne mesure…
Les deux fossoyeurs se remirent à l’ouvrage. Les pelletées de terre tombaient avec une hâte paisible. Les pelletées de terre tombaient symétriquement, sans bruit. Biribi, enjambant le corps de Jean Nib, se dirigea vers la grille, d’un glissement furtif, côtoyant les massifs de fusains, de rhododendrons et autres arbustes à feuilles persistantes. À la grille, contre laquelle il colla son visage, il demeura cinq minutes, attentif des yeux et des oreilles… Nulle ombre suspecte, nul bruit…Il grommela:
– Pourvu que La Veuve aye pas eu le culot de remmener le sapin!…
Alors, sa voix rauque, rude et rocailleuse s’éleva dans la nuit, mais transformée en une voix de fausset, un filet de voix mince qui modula un cri prolongé sur la première syllabe et une sorte de coup de sifflet:
– Pi… ouït!…
Quelques minutes s’écoulèrent. Biribi demeurait, le visage collé aux barreaux de la grille. Quelque chose d’opaque, tout à coup, sans bruit, glissa devant lui, et s’arrêta… C’était une voiture fermée, identiquement pareille aux vieux fiacres à galerie de Paris; les sabots du cheval et les roues du fiacre étaient entourés de toile d’emballage.
C’était la voiture qui devait emporter Lise et Gérard…
Elle allait emporter Rose-de-Corail et Marie Charmant.
– Y a que les voyageurs de changés, voilà tout, ricana Biribi en s’éloignant rapidement vers la maison.
Bientôt, il reparut portant Rose-de-Corail dans ses bras. Le Rouquin portait Zizi. La rôdeuse et le voyou étaient sans connaissance… Puis Biribi fit un second voyage et, cette fois, il tenait Marie Charmant. La petite bouquetière n’était pas évanouie; elle n’était pas blessée mais ses yeux gardaient l’inexprimable épouvante des visions de carnage; sa pensée flottait dans un brouillard d’horreur; il lui eût été impossible d’esquisser un geste de défense ou de proférer un cri… Lorsque Biribi l’eut jetée dans la voiture entre Zizi et Rose-de-Corail, il lui lia les mains et lui noua un mouchoir sur la bouche.
– Les deux autres, c’est pas la peine, dit-il. Rouquin, tu vas monter dans la guimbarzigo. Quant à toi, ajouta-t-il, parlant au cocher, oublie pas de rallumer les deux falots. Faut pas de contravention, tu sais! Ça ferait d’la casse!
Rapidement, Biribi défit les toiles d’emballage qui enveloppaient les roues et les sabots du cheval.
Le faux fiacre s’ébranla. Cent pas plus loin, celui qui conduisait alluma ses lanternes, et dès lors cette prison roulante eut l’apparence et l’allure d’un honnête fiacre qui regagne le dépôt.
Biribi revint aux fossoyeurs et trouva la besogne terminée, la terre tassée et ratissée.
Alors, la porte de la maison fut soigneusement refermée. Le corps de Jean Nib fut porté hors de la grille; la grille elle-même fut remise en son état normal; et si Max Pontaives était par hasard revenu le lendemain dans la villa, il lui eût été impossible de soupçonner que son jardin était un cimetière, et que sa villa avait été, la nuit, un champ de bataille.
Ici et là, rien ne manquait, tout était en ordre.
À ce moment, il était environ quatre heures du matin.
Biribi saisit Jean Nib par les épaules, les deux autres par les jambes. Ils se mirent en route. Lorsqu’ils furent arrivés sur le bord de la Seine, ils le déposèrent.
– Il est crevé, va, t’inquiète pas, fit l’un des bandits.
Ils entrèrent dans un bateau amarré, là, parmi quelques autres canots.
La Seine était déserte. Au loin seulement, les fanaux d’une péniche endormie, accostée au quai, reflétaient dans l’eau noire des lueurs vertes qui dansaient.
– Une!… Deux!… Trois!…
Il y eut un bruit de papier déchiré et d’écume qui mousse: le corps balancé venait d’être lancé. Il coula à pic. Une minute, Biribi, penché à l’arrière de la barque, regarda couler l’eau qui s’était refermée, indifférente et paisible, puis il gronda:
– Bon voyage!…
LVII LE PÈRE DE ZIZI
Nous prierons maintenant le lecteur de rétrograder avec nous de quelques jours, et de revenir à cette nuit même où eut lieu, dans le pavillon de la rue d’Orsel, la scène que nous avons dite, entre Gérard d’Anguerrand et Adeline, scène à la suite de laquelle Gérard s’en alla, laissant Adeline.
On se souvient que ce fut dans cette soirée que Gérard surprit, rue Letort, un entretien qui eut lieu entre la Merluche et Zizi, ce qui lui permit de découvrir le nouveau repaire de La Veuve, et, par suite, de retrouver Lise.
Nous sommes donc au surlendemain de l’assassinat du marquis de Perles par Pierre Gildas.
La scène que, nous allons retracer se passe boulevard Rochechouart.
Il fait nuit. Il est très tard. Peut-être deux ou trois heures du matin. Le boulevard est désert.
Sur un banc, un homme est assis.
Devant le banc passe et repasse une pierreuse, les mains dans les poches de son tablier, les cheveux en accroche-cœur sur les tempes. À chaque fois, elle fait un signe de tête, une invitation rapide…
Mais l’homme n’a pas l’air de la voir.
Peut-être ne la voit-il pas…
Devant le banc s’ouvre la petite rue Dancourt, qui grimpe raide et aboutit à la place étroite sur laquelle s’élève le minuscule théâtre de Montmartre. Derrière le banc, s’ouvre la rue Bochard-de-Saron, qui longe le collège Rollin et aboutit à l’avenue Trudaine.
C’est de ce côté-là qu’est tourné l’homme.
Or, la rue Dancourt, avons-nous dit, débouche sur la place du théâtre.
Or, sur la place du théâtre, dans un renfoncement, se trouve un poste de police.