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Et alors il vit que, dans ce visage, les yeux étaient ouverts, des yeux vivants, des yeux emplis d’une infinie et morne douleur, des yeux dont le regard semblait être un sanglot visible…

Pierre Gildas recula… Il se renfonça dans un coin… Il se terra au pied du mur et songea:

– Il vit… il souffre désespérément… De quoi souffre-t-il?… Ce n’est pas de ses blessures, car il gémirait… Non, la souffrance est dans lui… Il ne bouge pas… Il ne peut pas bouger… Il est rudement blessé…

Comme il songeait ainsi, les hommes reparurent et, avec beaucoup de soins, refermèrent la grille.

Alors ils saisirent Jean Nib. Et Pierre Gildas entendit l’un des sinistres porteurs qui ricanait:

– Allons, mon vieux Jean Nib, tu vas boire à la grande tasse!

– Oh! frissonna Gildas, est-ce qu’ils vont le jeter à la Seine?…

Il se mit à suivre, c’est-à-dire à ramper, à se traîner sur le sol, si près du groupe funèbre, si près en vérité que, malgré la nuit, Biribi l’eût aperçu s’il s’était retourné une seule seconde. Mais Biribi ne se retourna pas. Il ne pouvait pas avoir l’idée de se retourner. Non qu’il eût la certitude absolue de la solitude mais il n’était occupé que de Jean Nib, et la haine satisfaite ne laissait place à aucune autre pensée.

Pierre Gildas suivit donc sans être vu. Il n’avait aucune intention précise. Seulement, il se disait que c’était une chose affreuse de jeter à l’eau cet homme, ce blessé à qui il restait assez de vie pour comprendre l’horreur de sa situation, et pas assez pour tenter la moindre défense.

Et cet homme, c’était celui qu’on accusait de l’assassinat du marquis de perle!

* * * * *

Tout à coup, Pierre Gildas entendit la chute du corps dans l’eau; puis le ricanement féroce des bandits.

– Bon voyage! grondait Biribi en sautant de la barque et en s’éloignant rapidement.

– Arrevoir, beau masque! disait l’un de ses acolytes.

– Surtout, bois pas tout! laisses-en un peu pour les aminches! entendit encore Pierre Gildas.

Les voix hideuses se turent. Les ombres des bandits disparurent au fond de la nuit.

Pierre Gildas entra dans la barque, les cheveux hérissés, le cœur étreint par une terrible angoisse, et il regarda au loin les flots de la Seine couler paisibles. Mais il ne voyait que les feux follets que les fanaux verts d’une péniche endormie faisaient danser sur l’eau. Il regardait de toute son âme, et, les dents serrées, les poings crispés, il songeait:

– Sacré lâche que je suis! Si j’avais voulu, je sauvais cet homme!… Et si je l’avais sauvé, cela aurait payé la mort de l’autre!… Qui sait si, d’avoir conservé une vie pour une autre que j’ai détruite, ça ne m’aurait pas rendu le sommeil!…

À ce moment, à une trentaine de brasses dans le courant, il aperçut à la surface de l’eau quelque chose qui se débattait…

LVIII EDMOND D’ANGUERRAND

Jean Nib était couvert de blessures, pas une des blessures qui couvraient pour ainsi dire son corps n’était mortelle, ni même grave. Soit hasard, soit que Jean Nib connût à fond la science de la défense, soit enfin que les assaillants se fussent trouvés en mauvaise position pour porter le coup définitif, Jean Nib ne s’évanouit que par suite de la perte de sang.

Brusquement, Jean Nib entendit un étrange bourdonnement à ses oreilles, une impression de froid l’envahit, du froid qui n’était pas celui de l’agonie, du froid qui venait de l’extérieur; ses yeux, qu’il essaya d’ouvrir, ne perçurent qu’un brouillard qui le touchait et l’enveloppait en bruissant, en sifflant, en grondant… Jean Nib comprit qu’il était dans l’eau, qu’il coulait à fond…

Cette glaciale, violente et soudaine impression de froid opéra une révolution dans les sens d’abord, puis aussitôt dans l’esprit de Jean Nib. Cette sorte d’anesthésie qui l’avait paralysé disparut. En même temps, il retrouva toute sa lucidité de pensée.

Il se laissa aller au courant de l’eau. Une vingtaine de secondes s’écoulèrent ainsi. Et Jean Nib, entraîné par le courant, se trouvait déjà bien loin de la barque d’où il avait été précipité. Dans le même instant, il comprit qu’il était épuisé, que non seulement il ne pouvait pas regagner le bord, mais encore qu’il lui serait impossible de se maintenir à la surface.

C’était la fin. Il jeta autour de lui des yeux hagards, et crut voir quelque chose qui venait à lui, et qui lui fit l’effet d’un monstre bizarre. Il entendit que ce monstre avait une voix humaine et disait: «Courage!…» puis, ce fut tout; il s’abandonna en murmurant le nom de Rose-de-Corail, en se tordant en un dernier spasme, comme s’il, eût cherché un baiser suprême.

* * * * *

Lorsque Jean Nib ouvrit les yeux, il se vit sur les dalles d’un quai. Un homme, à genoux près de lui, le frictionnait. Il se sentait une extraordinaire faiblesse, mais cette faiblesse ne ressemblait pas à celle qu’il avait éprouvée à la suite de la bataille. Soit que les frictions de l’inconnu l’eussent ranimé, soit même que la chute dans l’eau eût suffi à amener une réaction contre cette sorte de coma où il s’était enlisé, Jean Nib voyait et entendait distinctement; il pouvait remuer…

– Attendez, dit l’homme. Il y a là, sur le quai, un caboulot de marinier qui ouvre. Je vais vous y porter…

– Non! murmura faiblement Jean Nib.

– Non? songea Pierre Gildas. Parbleu! ajouta-t-il en frissonnant, puisqu’il est poursuivi pour le meurtre du marquis, il ne veut pas être vu.

Pierre Gildas s’élança vers le cabaret qu’il venait de signaler et dont, en effet, un garçon tirait les volets.

– Une chopine d’eau-de-vie dans une bouteille! fit-il en jetant une pièce d’argent sur le comptoir.

Quelques instants après Pierre Gildas revint au bord de l’eau, s’agenouilla près de Jean Nib et lui plaça entre les lèvres le goulot de la bouteille. Et Jean Nib se mit à boire avidement.

Une joie étrange gonflait la poitrine de Pierre Gildas…

Jean Nib, galvanisé par l’espèce de vitriol qu’il venait d’absorber, sentait les forces lui revenir.

– Voyons, fit Pierre Gildas, essayez de vous lever, tenez-vous bien, cramponnez-vous à moi…

– Qui êtes-vous? demanda Jean Nib.

– Je m’appelle Robert Florent, voilà. Je passais par là pour faire une commission de mon maître, le comte de Pierfort. J’ai vu qu’on vous jetait à l’eau. Voilà tout.

– Que sont-ils devenus?

– Ceux qui ont voulu vous noyer? Ma foi, ils ont filé… N’ayez pas peur… Mais, dites-moi, comment vous sentez-vous?…

– Mieux… Je crois que je puis marcher.

– Ils vous ont bien arrangé, dites donc, reprit Pierre Gildas avec cet accent de la joie puissante qui débordait en lui.

– Ce n’est rien… ça ne sera rien… faites pas attention… dit Jean Nib d’une voix sombre.

– Ne craignez rien de moi… rien, entendez-vous? ni indiscrétion, ni curiosité, ni rien…

Jean Nib regarda l’homme avec étonnement, se demandant s’il était de la pègre.

– Tout ce que je vous demande, reprit Pierre Gildas, c’est pour vous. Si vous ne voulez pas répondre, ne répondez pas; s’il y a quelque chose qui vous gêne, ce n’est pas moi qui augmenterai la gêne… Bon. Maintenant, dites-moi, où faut-il vous conduire? C’est qu’il va falloir vous soigner, vous savez… Vous en avez pour quelques jours… Si je vous conduisais dans un hôpital?…