– Non! fit Jean Nib.
– Où, alors?…
Jean Nib demeura muet. Où?… Où aller!… dans une heure peut-être, dans deux heures au plus, cette surexcitation qui le soutenait aurait disparu. Et alors!… Où? Chez eux?… Il était l’homme de la rue et de la nuit. Le jour allait venir. Et il lui faudrait se trouver quelque part, hôpital ou maison hospitalière… infirmerie du Dépôt, peut-être!…
– Où? reprit Pierre Gildas. Vous ne savez pas, n’est-ce pas? Vous ne savez pas où aller!… N’ayez pas peur, encore une fois. Si vous êtes poursuivi, traqué, ce n’est pas moi qui vous pousserai où vous ne voulez pas aller… Vous n’avez pas d’ami qui vous recueillerait?… Non?… Je comprends ça, allez! personne au monde, en ce moment, ne vous comprendrait comme je vous comprends…
Il parlait d’une voix de douceur et de joie.
Plus il était difficile de sauver Jean Nib, et plus il sentait sa joie monter.
– Alors, bien vrai, vous êtes sur le pavé, quoi? Et pourtant, il faut que vous soyez quelque part… En bien, écoutez, voulez-vous venir chez moi?
– Chez vous? Où est-ce?…
– Avenue de Villiers. Dans l’hôtel du comte de Pierfort.
Pierre Gildas, en faisant cette proposition, éprouvait une sorte de fierté bienfaisante et se sentait comme transformé. Il se comparait à Ségalens qui, en des circonstances identiques, l’avait conduit chez lui et l’avait sauvé du désespoir après l’avoir sauvé de la mort.
– Le comte de Pierfort? dit Jean Nib. Qu’est-ce que le comte de Pierfort?
– Mon maître. Je suis son intendant, ou, si vous voulez, son homme de confiance. Mais quel que soit cet homme, vous n’avez pas à concevoir d’inquiétude, car vous entrerez dans l’hôtel à son insu, vous y resterez secrètement, et nul ne saura que vous y êtes, je vous le jure…
Jean Nib demeurait sombre. Cet intérêt qu’on lui témoignait l’inquiétait. La caresse même d’un inconnu effraie le fauve habitué à ne voir autour de lui que des ennemis: cette caresse peut être un piège…
Mais Jean Nib se sentait affreusement faible, seul et triste.
Près de Rose-de-Corail, il pouvait braver la solitude que bien peu d’hommes peuvent supporter, vivre hors la loi, hors la société, hors tous les sentiments imposés par la convention sociale. Sans Rose-de-Corail, cette âpre jouissance de la solitude devenait un effroi.
Il se traînait à peine. Pour prononcer les quelques mots qu’il venait d’échanger avec son sauveur, il lui avait fallu une extraordinaire énergie. S’il refusait la proposition, qui lui était faite, il allait tomber au coin de quelque trottoir; on le porterait dans un hôpital, et alors, c’est aux questions de la police qu’il aurait à répondre…
Il se laissa entraîner par Pierre Gildas, ayant à peine conscience de ce qui lui arrivait. Lorsqu’il fut assis sur les coussins du taxi attardé où on l’avait hissé, il eut une nouvelle défaillance. Mais les cahots du taxi sur les pavés le ranimèrent en ravivant la souffrance de ses blessures.
Le jour commençait à peine à poindre lorsque le taxi s’arrêta avenue de Villiers, à cinquante pas de l’hôtel.
– Courage, dit Pierre, nous voici arrivés…
Dans un dernier effort d’énergie, Jean Nib marcha jusqu’à la porte de l’hôtel, que Pierre Gildas ouvrit avec la double clef qu’il portait sur lui. Tout dormait encore dans l’hôtel. Comme dans un rêve, Jean Nib monta les escaliers, entra dans une chambre, sentit qu’on le déshabillait, qu’on le couchait, qu’on lavait ses blessures à l’eau fraîche, qu’on les bandait de compresses… Il eut cette imagination précise que Rose-de-Corail le soignait, sans qu’il sût de quoi il souffrait, une impression de fraîcheur le soulagea, il sourit, et tomba dans un lourd sommeil.
Presque aussitôt, il se mit à délirer.
* * * * *
Il était onze heures du soir. Les lumières étaient éteintes dans l’hôtel de l’avenue de Villiers. Les domestiques dormaient. Celle qu’ils appelaient madame la comtesse dormait aussi sans doute, car on ne voyait pas de lumière dans la chambre de Lise. Dans son cabinet, en pleine obscurité, Gérard, assis dans un fauteuil, immobile et silencieux, attendait… Là-haut, Jean Nib, dans le lit où Gildas l’avait couché, sommeillait fiévreusement. Sur le lit, l’assassin du marquis de Perles se penchait, et murmurait:
– Allons! tout va bien… De la fièvre, sans doute… mais ça ira… la nuit sera bonne.
Pierre Gildas jetait sur l’homme sauvé par lui un regard où il y avait de la pitié et de la reconnaissance.
Puis, lentement, doucement, il se retirait, laissant allumée sur la cheminée, une petite lampe qui jetait une lueur pâle.
Jean Nib était seul…
Seul, avec les visions qui assiégeaient son lit…
Il dormait lourdement, et parfois, brusquement, se mettait à parler.
* * * * *
Il y avait environ une heure que Pierre Gildas était redescendu chez lui.
La porte de la chambre où gisait le blessé s’ouvrit alors sans bruit.
Gérard d’Anguerrand entra…
Gérard, avait assisté à toute la manœuvre de Biribi et ses complices. En sortant de la villa de Perles, il avait attendu dehors Pierre Gildas. Il l’avait suivi. Il l’avait vu se jeter à l’eau. Il avait assisté, sinon aux péripéties du sauvetage que la nuit lui voilait, du moins aux allées et venues de son intendant, en enfin, était rentré à l’hôtel, où il avait guetté son arrivée.
Maintenant, qui était cet homme, ce noyé, ce blessé que Pierre Gildas avait installé chez lui? Gérard voulait le savoir. Il voulait interroger l’homme, le terroriser par quelque menace de dénonciation et apprendre ainsi ce que signifiait la bagarre de la villa Pontaives, quelles gens y étaient venus, dans quelle intention, et qui les avait envoyés.
Lorsque Gérard entra dans la chambre où reposait Jean Nib, il était donc parfaitement calme.
Seulement, à tout hasard, il avait mis dans la poche de son veston un couteau qui, d’ailleurs, le quittait rarement et dans lequel il mettait toute sa confiance.
Gérard d’Anguerrand continuait à porter le couteau de Charlot. Il referma doucement la porte et se dirigea vers le lit du blessé, dont le visage, à ce moment, était tourné vers le mur.
Un instant, il se pencha, écoutant le râle qui sifflait sur les lèvres du blessé.
Puis, doucement, il le toucha à l’épaule en disant:
– Eh, l’camaro, y aurait pas moyen de causer un brin, toi z’et mézigo?…
Le blessé se retourna en murmurant quelques paroles confuses.
Gérard se redressa vivement, recula en deux ou trois pas rapides et silencieux, et s’adossa à une encoignure de la chambre où le blessé ne pouvait le voir…
– Jean Nib! gronda-t-il.
Son visage s’était bouleversé et avait pris cette teinte terreuse qu’il avait dans ses moments d’émotion terrible… Ses yeux avaient ce regard sanglant de l’homme qui, selon l’admirable expression du langage populaire, voit rouge. Un sourire de cruauté découvrait ses dents blanches et aiguës.