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En un instant, Gérard d’Anguerrand disparut pour faire place à Charlot. Tous les instincts de violence et de meurtre se déchaînèrent en lui. Il ne chercha pas à se demander quelle accointance il pouvait y avoir entre Jean Nib et Pierre Gildas. Tout de suite, il supposa que le hasard seul mettait Jean Nib en son pouvoir. Il perdit de vue qu’il voulait savoir ce que la bande était venue faire à la villa Pontaives. Il n’éprouva qu’une monstrueuse joie mêlée d’un peu d’étonnement.

En s’accotant à son encoignure, d’un geste prompt et sûr, il prit son couteau et l’ouvrit. Et il songea:

«Je vais le tuer…»

Un point de détail l’arrêta seul pendant deux ou trois minutes.

Il se demanda comment il se débarrasserait du corps…

Mais cet arrêt ne fut pas long. Gérard sourit il venait de songer à Pierre Gildas…

Jean Nib serait mort de ses blessures, voilà tout.

Ceci résolu, Gérard n’avait plus qu’à frapper. Il n’éprouva ni angoisse ni hésitation. Il était seulement très pâle de l’étonnement et de la joie profonde qu’il venait d’éprouver.

Gérard d’Anguerrand fit rapidement ses préparatifs: il retroussa sa manche, et assura le couteau dans sa main.

Le blessé ne s’était pas réveillé au moment où Gérard l’avait touché à l’épaule. Il s’était retourné dans un mouvement machinal. Mais ce mouvement lui avait arraché une plainte étouffée. Puis, aussitôt, Jean Nib avait continué à parler aux visions que créait le délire, s’arrêtant parfois au milieu d’un mot commencé, puis, à d’autres moments, débitant avec rapidité toute une longue phrase.

Gérard d’Anguerrand, la manche retroussée pour éviter les taches de sang, le couteau solide dans sa main, l’œil froid et la physionomie figée, s’avança. Il avait environ quatre pas à faire pour atteindre le lit. Au deuxième pas, il s’arrêta court, et son bras, qui déjà se levait, retomba; il tendit le cou vers le blessé et demeura pétrifié dans une attitude de stupeur insensée, de terreur superstitieuse…

Jean Nib, dans son délire, très distinctement avait prononcé ceci:

– Oses-tu bien frapper un d’Anguerrand?…

Un d’Anguerrand!…

Qu’est-ce que cela signifiait?

À qui Jean Nib s’adressait-il?

Pas à moi! haleta Gérard. Non! ce n’est pas à moi qu’il parle! Il ne m’a pas vu! il ne me voit pas! Et pourtant il dit: «Oses-tu bien frapper?…» Il voit donc que je veux le frapper, bien qu’il ne me voie pas?… Et il dit: «Frapper un d’Anguerrand!…» Qui ça, d’Anguerrand?… Il y a ici un d’Anguerrand, un seul, c’est moi!…

D’informes pensées l’assaillaient. Les hypothèses tourbillonnaient en tumulte dans son cerveau. Et déjà, quoi qu’il fît, malgré tous ses efforts pour la repousser, Gérard s’arrêtait à une seule de ces hypothèses… Et c’était cela qui le frappait de stupeur! C’était cela, c’était cette hypothèse folle, impossible, qui faisait ruisseler sur son front une sueur glacée et faisait dresser ses cheveux sur sa tête!

Jean Nib parlait comme si lui, Jean Nib, eût été un d’Anguerrand!…

À ce moment, d’une voix très distincte encore, le blessé, en paroles rapides, prononça ceci:

– Barrot, je me plaindrai à mon père! Barrot, le baron te fera bâtonner! Barrot! misérable Barrot, tu me frappes! Tu meurtris ma pauvre petite sœur!… Attends, Valentine, je vais couper une branche à la forêt, j’en ferai un bâton pour te défendre, et puis je pendrai le misérable, et puis il faudra courir plus vite à cause de la neige, et maman qui nous attend… as-tu remarqué, Valentine? bien sûr, moi j’ai vu…

Ici, Jean Nib se mit à rire. Puis, très vite, il continua:

– Tu n’as donc pas vu l’arbre de Noël que maman va faire planter? Il y en a, tu sais! J’ai vu Barrot apporter plein de petites boîtes. Qu’est-ce qu’il peut y avoir dedans, dis?… Bon Barrot, laisse-nous voir… voir les jouets qu’on mettra à l’arbre de Noël; parce que… Bon sang de sort, si les aminches s’aboulent pas, j’suis fricassé, moi… Et Rose-de-Corail, quoi qu’elle va devenir, si Barrot, avec cette sale gueule de Biribi… Oui, mais d’un bon coup de surin, tiens! Ah! ça t’apprendra!… Nous voici, maman, ne nous grondez pas, nous avons été promener dans la forêt avec Barrot, et Valentine a les pieds tout mouillés par la neige… Oh!… oh!… nom de Dieu!… pourvu qu’ils ne l’aient pas foutue à l’eau!…

Jean Nib se tut brusquement. Il râlait… Il se débattait…

Et l’autre?… L’autre, debout, au milieu de la chambre son couteau à la main… l’autre, courbé, écrasé, ramené sur lui-même, il râlait, lui aussi; il se débattait, lui aussi, contre d’effroyables visions, et sa pensée affolée bégayait:

– Edmond d’Anguerrand!… Mon frère!…

– Barrot! Barrot! où me conduis-tu? Au secours, maman!… Maman où êtes-vous?… Oh! qu’il fait froid! qu’il fait noir!… Mon père, pourquoi êtes-vous venu au château?…

– Mon frère!… Non, non!… Je rêve!… Je fais un rêve hideux!… Mon frère!… Jean Nib! Edmond d’Anguerrand!…

– Et Valentine, où est-elle? Qu’en as-tu fait, Barrot?… La Loire! voici la Loire!… Oh! que je suis fatigué, Barrot! Je ne peux plus marcher, porte-moi un peu…

Encore une fois le blessé se tut. Il laissa retomber sa tête qu’il avait soulevée, et presque aussitôt il se remit à parler, mais d’une voix si rapide et si confuse, qu’il fut impossible à Gérard de saisir un seul mot…

Gérard se mit à reculer… il n’y avait rien dans sa pensée. Rien qu’un mot qui y résonnait sourdement:

– Mon frère!…

Et il recula jusqu’à ce qu’il eût retrouvé l’encoignure d’où il s’était avancé pour frapper Jean Nib. Il avait peur. Il ne savait pas où il était, ce qu’il faisait là. Il remarqua qu’il avait son couteau à la main, il le referma et le remit dans sa poche. Et il écouta. De tout son être, il écouta ce que Jean Nib pouvait dire encore. Mais cette fois, le blessé était tombé dans ce profond assoupissement qui suit les crises de délire…

Alors, une curiosité effrayante, irrésistible, indomptable, s’empara de Gérard: il voulut voir la figure de son frère! Il voulut voir comment son frère était fait! Et pourtant, il le connaissait, ce visage qui était le visage de Jean Nib!…

Avec des précautions comme jamais il n’en avait prises pour éviter un craquement de parquet, il se rapprocha, il prit la petite lampe sur la cheminée, et il se pencha sur Edmond d’Anguerrand…

Longtemps, il demeura là, pensif, en proie à une rêverie désordonnée, étudiant avidement ce visage, cherchant à y découvrir les signes qui constituent l’air de famille, et les découvrant en effet l’un après l’autre dans l’envergure du front, dans la ligne des lèvres…

Jean Nib souriait…

Peut-être après la crise de délire, quelque rêve heureux le transportait à l’époque de son enfance. Il souriait d’un sourire d’enfant, en effet, et une étrange douceur se répandait sur sa physionomie. Oui, sûrement, il faisait quelque rêve heureux…

Et c’était un rêve effroyable qui emportait Gérard d’Anguerrand penché sur son frère!…

L’esprit de mort était en lui… le meurtre était imminent… Il sentait que le geste qui allait tuer Edmond allait lui échapper. Et pourtant, ce geste, il ne le faisait pas…