– Ainsi, chère bien-aimée, il faut que, pour quelques jours, tu sois la vaillance même. Songe que si je suis vraiment aux yeux de tous le comte de Pierfort, dans une quinzaine au plus tout sera réglé. Sois donc brave… surtout en public… au théâtre… à l’Opéra-Comique, par exemple, où je veux te conduire ce soir…
LX LISE
Rentrés à l’hôtel, Gérard et Lise se retirèrent chacun dans son appartement; l’un et l’autre avec des pensées qui, parties du même point, bifurquaient pour aboutir à des résultats que nous allons voir se développer.
Lise songeait ceci:
«Maintenant que je suis libre, il faut que je fasse cette démarche… Il faut que le père de Gérard sache… Qui sait le bonheur qui pourra rejaillir sur Gérard du bonheur que j’apporterai au père de Valentine!… Et puis c’est mon devoir… Oserai-je l’exécuter?…»
Gérard songeait ceci:
«Mon après-midi est prise par les préparatifs de l’affaire. Que je réussisse encore ce coup comme les autres, et, cette fois, c’est trois cent mille francs… Ce soir, cette nuit, je devrai marcher peut-être… Voyons, il me reste une demi-heure avant de me retrouver dans la salle à manger avec Lise… Cette demi-heure peut suffire pour me débarrasser de…»
Il allait dire: de mon frère…
Il préféra dire: de Jean Nib.
Il se dirigea vers la porte. Mais une idée l’arrêta encore:
– Oui, mais le délire doit l’avoir quitté, maintenant… J’ai des précautions à prendre… Pourquoi y aller maintenant, en plein jour? Pourquoi risquer d’être vu?
À ce moment, on frappa. Et Gérard, comme pour se débarrasser d’une obsession, se hâta de crier d’entrer.
Ce fut l’intendant qui apparut.
– Qu’avez-vous à me dire, monsieur Florent? dit Gérard en reprenant aussitôt tout son sang-froid.
– J’apporte une heureuse nouvelle à monsieur le comte, dit Pierre Gildas.
– Une heureuse nouvelle?…
Et Gérard éprouva une vague terreur. Cependant, il gardait son masque d’impassibilité.
– Je me suis débarrassé de l’homme! fit tranquillement Pierre Gildas.
Gérard reçut la nouvelle comme un coup de massue. Mais il ne broncha pas.
– Que diable me contez-vous là, monsieur Florent? De quel homme voulez-vous parler?…
– Je veux parler du blessé que j’ai eu le grand tort d’introduire dans l’hôtel.
– Ah!… votre noyé? Eh bien! qu’en avez-vous fait?…
– Je me suis souvenu combien M. le comte avait paru contrarié de la présence de cet homme dans l’hôtel. Alors, je me suis mis à le soigner énergiquement. Dès que je l’ai vu assez solide, je l’ai conduit dehors, je lui ai mis deux louis dans la main, et il est parti…
– Il est parti! répéta machinalement Gérard, qui luttait contre une furieuse envie de sauter à la gorge de l’intendant.
– Je vois que monsieur le comte est inquiet. Monsieur le comte peut se rassurer. L’homme est sorti comme il était entré, c’est-à-dire sans que personne s’en aperçoive dans l’hôtel. De plus, je puis garantir à monsieur le comte que cet homme ne reviendra jamais rôder par ici…
– Vous a-t-il dit son nom?
– Je ne le lui ai pas demandé…
– C’est bon. Vous avez bien fait, monsieur Florent. Habile et discret, je vois que nous nous entendrons parfaitement. Vous pouvez vous retirer…
Pierre Gildas s’inclina et disparut. Gérard demeura atterré, à la même place, jusqu’au moment où on vint lui annoncer que Mme la comtesse était servie. Et lorsqu’il parut dans la salle à manger, lorsqu’il prit place devant Lise, causant et riant, nul, parmi les domestiques, nul, pas même Pierre Gildas, n’eût pu deviner la tempête qui se déchaînait dans son esprit.
Il annonça qu’il passerait l’après-midi dehors. Et Lise tressaillit à cette nouvelle qui concordait avec la résolution qu’elle avait prise. Vers deux heures, en effet, après une causerie avec la comtesse, le comte de Pierfort quitta l’hôtel, – à pied, selon son habitude, quand il sortait seul.
Une demi-heure après, Lise sortait à son tour, tremblante comme une coupable. Bientôt, elle montait dans un taxi et se faisait conduire rue Damrémont, au pavillon où elle avait eu avec le baron d’Anguerrand cet entretien que nous avons raconté.
Là, une grave déception l’attendait: le pavillon était vide. Son locataire était parti, et personne ne put renseigner Lise.
– Conduisez-moi rue de Babylone, dit-elle au cocher.
Elle n’avait aucun espoir de trouver le baron d’Anguerrand en son hôtel, mais elle voulait épuiser toutes les chances.
– Et si je ne le trouve pas là, songeait-elle, j’irai jusqu’à ce château de Prospoder où il s’est retiré peut-être. Je demanderai à Gérard de m’y laisser aller. Sûrement il acceptera; qui sait si je ne parviendrai pas, moi, à réconcilier le père et le fils?…
À l’angle de la rue de Babylone, elle renvoya son taxi, et, le cœur palpitant, s’avança dans cette rue qui lui rappelait tant de souvenirs si doux et si cruels…
Devant l’hôtel d’Anguerrand, sur le trottoir, elle s’arrêta toute frissonnante. Enfin, elle s’avança pour sonner au grand portail de l’hôtel.
À ce moment, elle remarqua que le judas de la porte se refermait avec un bruit sec.
– Il y a quelqu’un dans l’hôtel, pensa-t-elle, et ce quelqu’un me regardait.
Au moment où elle allait sonner, la porte s’entr’ouvrit, comme une invitation à entrer. Lise hésita un instant; puis, sans sonner, elle entra et se vit en présence du baron Hubert d’Anguerrand, qui referma la porte.
– N’ayez pas peur, mon enfant, dit-il d’une voix émue. Je n’irai pas jusqu’à dire que je vous attendais. Mais j’espérais toujours que vous viendriez. Du haut de cette fenêtre, je vous ai vue dans la rue, je vous ai reconnue tout de suite, je suis descendu, et je vous ai ouvert… Venez…
Lise, sans un mot, suivit le baron qui la conduisit par la main jusqu’au grand salon et la fit asseoir dans un fauteuil. Il la considérait avec une sorte de tendresse, et songeait:
– Elle n’est pas ma fille… les preuves qu’elle m’en a données elle-même ne sont que trop certaines… mais quel malheur que cette charmante créature ne soit pas ma Valentine… C’est la fille de Jeanne Mareil… hélas!…
Et, tout haut, doucement, très doucement, il dit:
– Mon enfant, vous me revenez pour toujours, n’est-ce pas?… Je ne suis pas votre père, soit! Mais je vous aime comme si vraiment j’étais votre père. Et puis… puisque je vous ai raconté mon terrible passé, puisque vous êtes la fille de Jeanne Mareil, comprenez donc combien il me serait doux, quel bonheur ce serait pour moi de réparer le mal que j’ai fait… en vous rendant heureuse.
Lise soupira.
Elle songea que ce mal était irréparable puisque Jeanne Mareil, sa mère, était morte… morte de chagrin et de désespoir, selon les paroles mêmes du baron.
– Monsieur le baron… fit-elle timidement.
– Dire, interrompit Hubert, dire qu’il a été un temps où vous m’appeliez votre père!…