Il tournait le dos à la porte. Et le baron d’Anguerrand, immobilisé lui-même au fond de la vaste pièce, ne voyait pas son visage.
– Est-ce possible? murmurait Jean Nib. Oh! mais ça serait donc vrai!… Ce serait donc là ma mère! Oh! Est-ce que ce n’est pas la folie qui me détraque le cerveau? Ou bien est-ce que je rêve?… Rêve étrange!… rêve impossible de choses qui sont mortes!… Ce portrait! je l’ai vu!… Cette femme… ma mère!… je l’ai vue voilà que ça remonte du tréfonds de mon souvenir… Je la vois… là-bas… sur la terrasse du château… elle ne portait pas cette toilette… elle était habillée de noir, comme si elle eût été en deuil… De qui portait-elle le deuil?…
Jean Nib étreignit son front à deux mains.
– Je ne sais plus… je ne sais pas… je n’ai jamais su… balbutia-t-il, éperdu. Mais je la vois… je jouais sur la terrasse… je vois la petite qui rit aux éclats… et puis, nous courons à elle… ma mère!… et elle nous tient tous les deux dans ses bras; elle nous embrasse… Là! Il me semble que je sens son baiser… c’était toujours là, sur mon front, près des cheveux… et elle pleure… Pourquoi ma mère pleure-t-elle?…
Jean Nib baissa la tête.
– Je ne sais plus, je ne sais pas, je n’ai jamais su… mais je vois… oh! je vois Barrot qui nous entraîne… voici la petite porte du parc… et voici la forêt… j’entends les cris de Valentine!… et cet homme qui est resté à la petite porte! cet homme qui nous regarde partir… je le vois! je le reconnais! c’est mon père!…
Dans cette seconde, une main se posa sur l’épaule de Jean Nib…
Jean Nib eut un bond terrible avec un cri rauque, et se retrouva face à face avec le baron, les yeux hagards, les cheveux hérissés. Une seconde, il considéra le baron avec une expression d’indicible étonnement; il le considéra comme s’il ne l’avait jamais vu, et, brusquement, il baissa la tête…
Et alors le baron, éperdu d’émotion, vit que l’assassin sanglotait doucement…
– Qui êtes-vous? demanda Hubert d’une voix étranglée…
– Je… oh! non… pas maintenant! balbutia Jean Nib. Tenez, je vous en supplie… ne me demandez rien… Tout à l’heure… je vous jure… je dirai… Ne vous en allez pas… restez près de moi… ou emmenez-moi avec vous…
Dans ces yeux, Hubert vit un tel bouleversement, une si profonde émotion, un si prodigieux étonnement que lui-même, oubliant l’étrangeté de la situation, prit une main de Jean Nib dans les siennes.
Jean Nib frissonna.
Il ne cessait de pleurer, et son regard allait du baron au portrait de la baronne…
– Venez, dit doucement Hubert, venez, vous parlerez quand vous voudrez… Quoi que vous ayez à me dire, soyez tout au moins assuré que je n’ai pas de haine contre vous… aucun mauvais sentiment… quoi que vous soyez venu faire ici…
– Ce que je suis venu faire?… bégaya Jean Nib. Eh bien!… oh! comment dire!… je…
À ce moment, du rez-de-chaussée de l’hôtel, des bruits parvinrent distinctement jusqu’au baron. Il tressaillit violemment, plongea ses regards dans les yeux de Jean Nib et dit:
– Entendez-vous?… On vient… on monte!…
– On monte, fit Jean Nib éperdu. Qui ça?…
– Qui?… Vos camarades! vos tristes camarades!… Si le repentir vous a arrêté à temps, vous, les autres ne…
– Mes camarades? gronda Jean Nib à son tour. Mais je suis venu seul!…
– Allons donc!… J’ai vu l’hôtel cerné… J’ai vu six hommes…
– La rousse! rugit Jean Nib qui, en un instant, retrouva tout son sang-froid et redevint Jean Nib. La rousse! en un tel moment!…
Dans l’escalier, on montait…
Jean Nib et le baron, haletants, muets, demeuraient l’un en face de l’autre, comme stupéfiés.
À ce moment, derrière la porte que le baron avait fermée à clef, une voix retentit:
– Fouillez l’hôtel!… Enfoncez cette porte!
LXII L’AGENT DE LA SÛRETÉ
Au moyen d’une pince, l’un des agents opéra des pesées sur le battant, qui, peu à peu, se disjoignit. Le temps passait. S’il y avait une fenêtre dans la pièce, Jean Nib devait être loin!…
– Plus vite! trépignait Pinot.
Mais près de dix minutes s’étaient écoulées lorsque enfin la porte s’ouvrit violemment.
Pinot se rua en avant, suivi par le commissaire Lambourne. Mais, presque aussitôt, tous deux s’arrêtèrent, hébétés de stupeur… Ils se voyaient dans un vaste et magnifique salon. Les candélabres électriques de la cheminée étaient allumés et jetaient dans la pièce une vive lumière qui éclairait un homme debout, au milieu du salon, la main appuyée sur le dossier d’un fauteuil, très froid en apparence, mais étrangement pâle. Et cet homme n’était pas Jean Nib.
– Monsieur le baron! balbutia le commissaire.
– Quel baron? gronda Finot.
Hubert d’Anguerrand fit deux pas au-devant de M. Lambourne:
– Monsieur le commissaire, dit-il, voici la deuxième fois que, nuitamment, vous envahissez mon domicile. La première fois, vous étiez seul. Je vois avec peine que vous ne tenez pas la parole que vous m’aviez donnée de garder mon secret…
Pinot, effaré, désespéré, furieux, assistait à cette scène en se rongeant les poings.
Il se fût arraché les cheveux.
– Pendant ce temps, Jean Nib se défile! rugit-il.
– Jean Nib? interrogea Hubert.
– Monsieur, dit le commissaire, un homme, un dangereux malfaiteur a été vu escaladant les murs de votre hôtel.
– Je viens de parcourir l’hôtel, et je vous affirme que je n’ai rien vu qui ressemblât à un malfaiteur, dit Hubert.
– La porte fracturée? gronda Pinot.
– Laquelle? Celle-ci?… fit le baron avec une ironie qui émut le commissaire.
– Non pas!… Celle d’en bas.
– C’est moi qui l’ai fracturée, dit le baron. Un accident de serrure a fait que je me suis trouvé enfermé dans la cour. Et comme je ne voulais pas recourir au serrurier, M. Lambourne sait pourquoi, j’ai fracturé une porte c’est mon droit!…
– Mais j’ai vu! vu de mes yeux!… rugit Pinot affolé.
– Vous avez cru voir. Au surplus, monsieur le commissaire, fouillez l’hôtel. Par le fait, s’il y a un malfaiteur ici, je ne tiens pas à ce qu’il y séjourne…
Lambourne était convaincu que l’agent de la Sûreté s’était trompé. Il jeta un regard sévère sur Pinot, qui haussa les épaules et murmura entre ses dents:
– Il faut que le diable s’en mêle! L’homme est loin, maintenant. Je le rate par ma faute. Quand je pense que je l’ai tenu deux heures devant moi et que je n’avais qu’à sauter sur lui! Triple idiot! acheva Finot en se frappant le crâne d’un solide coup de poing.
Cette scène s’était rapidement déroulée. Après les quelques paroles qu’il avait prononcées avec une froide gravité, le baron s’était détourné comme s’il n’eût rien voulu voir ni entendre de plus.
– Vous vous êtes fourré le doigt dans l’œil, murmura le commissaire à Finot. Mais rassurez-vous. J’ai trop d’estime pour votre caractère et votre talent pour vouloir vous attirer du désagrément… Je ne ferai pas de rapport.