Le baron songea que l’escarpe allait lui demander ces millions entrevus. Une seconde, il eut la sensation que Jean Nib allait se lever, bondir sur lui… Mais cette pensée, il la repoussa violemment… Non. C’était d’autre chose qu’il s’agissait… d’une chose inconnue, plus terrible que le vol ou l’assassinat…
Jean Nib n’avait pas fait un mouvement, d’ailleurs.
– Ça fait quatre, reprit-il lentement (et il était impossible de surprendre dans sa voix cette forfanterie dont parfois les criminels se glorifient). Voilà tout, en ce qui vous concerne. En voilà assez pour me conduire au bagne. Mais ce n’est pas tout. Je m’appelle Jean Nib, monsieur. Si vous aviez interrogé l’agent Finot, qui était ici tout à l’heure pour m’arrêter, il vous eût dit que je suis recherché pour diverses affaires. J’ai volé. Pour me défendre, j’ai dû jouer du couteau. Pourtant, laissez-moi vous dire: je ne suis pas un assassin. Dans la bataille, quelquefois, seul contre cinq ou six hommes armés, j’ai défendu ma peau comme j’ai pu. C’est la guerre qui veut ça. J’ai fait la guerre à ceux qui ont, moi qui n’avais rien. C’est pour vous dire: je suis un bandit; et lorsque Finot me mettra la main au collet, Paris sera débarrassé. Moi au bagne, bien des gens dormiront tranquilles. Voilà ce que je suis… qu’en pensez-vous?
– Je vous plains, dit le baron d’Anguerrand.
– Vous me plaignez? Vous pensez donc qu’un jour ou l’autre, j’expierai mes crimes?
– Je pense que nul n’échappe à sa destinée… je pense que vous vous êtes mis hors la loi, hors la société… je crois, en effet, que tôt ou tard vous succomberez dans l’effroyable lutte. Vous succomberez parce que cela est juste, parce que toute faute s’expie.
Le baron parlait sincèrement. Il croyait que l’escarpe, touché de repentir, obéissait au remords en avouant ses crimes. Il éprouvait une réelle pitié pour cet homme, et déjà songeait aux moyens de l’encourager dans la bonne voie où il le supposait.
– Ainsi, reprit Jean Nib, vous croyez que j’irai au bagne?…
Hubert garda le silence.
– Vous ne dites rien? Vous n’osez pas? Vous pensez que j’ai mérité le bagne? Que je dois y aller?…
– Je vous assure, fit le baron, tout cela est bien pénible. Pourquoi ces questions?… Voyons, je vous ai surpris cette nuit dans mon hôtel, où vous êtes entré par effraction. En ne vous livrant pas aux policiers, j’ai obéi à un sentiment plus fort que moi et qui m’étonne maintenant. Mais enfin, je vous ai donné, il me semble, une preuve de bienveillance assez rare. Maintenant, vous vouliez me parler, et vous me dites vos fautes passées. Que puis-je vous dire, sinon que, pour mon compte, je vous pardonne?… Puisse la société vous pardonner aussi!… Écoutez, vous m’avez, peut-être malgré vous, rendu au Champ-Marie un service que je ne puis oublier… Si vous vous repentez, si vous avez entrepris de devenir un honnête homme, je puis vous aider… Je vous fournirai les moyens de passer en Amérique et assez d’argent pour vous y établir… Allons, vous êtes jeune, vous. Vous pouvez recommencer votre vie, et si plus tard les remords vous torturent, vous songerez qu’il y a là-haut quelqu’un qui juge avec plus de justice que les hommes, c’est-à-dire avec plus de miséricorde… Acceptez-vous ce que je vous propose?… Je ne suis pas, moi, le millionnaire que vous croyez. Je ne fais que gérer la fortune de deux êtres qui… mais ne parlons pas de cela!… Je puis prendre une vingtaine de mille francs sur la part de…
Le baron s’arrêta, en proie à une violente émotion.
– La part de qui? demanda Jean Nib avec une avidité dont le baron ne pouvait comprendre le sens.
– De mon fils Edmond murmura Hubert. Peut-être cela lui portera-t-il bonheur. Voyons, reprit-il en se levant, acceptez-vous?
Jean Nib, de nouveau, avait baissé la tête.
Longtemps il garda le silence.
– Pauvre diable songeait Hubert. Il réfléchit… il hésite… Pourtant, vingt mille francs, ce doit être une somme, pour lui… et puis, la certitude d’échapper au châtiment… Mais pourquoi, de quel droit moi-même tenterais-je de le soustraire à la vengeance des lois?… Le service qu’il m’a rendu est-il une raison suffisante?…
– Monsieur, dit à ce moment Jean Nib en se levant, pouvez-vous me dire pourquoi Barrot nous a emmenés, ma sœur Valentine et moi, pourquoi vous étiez contre la petite porte du parc, sans rien dire, sans répondre aux larmes de Valentine et à mes cris?…
Au début de cette phrase, Hubert d’Anguerrand, livide, les cheveux hérissés, se sentit chanceler. Lorsque Jean Nib eut achevé de parler, il s’avança sur lui, posa ses deux mains sur les épaules du bandit, et le fixa de ses yeux hagards.
Jean Nib prononça:
– Eh bien! mon père, me reconnaissez-vous?
– Qu’avez-vous dit? bégaya le baron d’une voix étranglée.
– Je vous demandais si vous reconnaissiez votre fils Edmond.
– Voyons, râla le baron, c’est un rêve absurde, monstrueux… Edmond! Mon fils! Un escarpe! Un criminel qu’attend le bagne!… Comme l’autre!… Comme Gérard!…
Hubert cacha son visage dans ses deux mains et éclata en sanglots.
Jean Nib le considérait d’un sombre regard où il y avait de la pitié, une farouche défiance, et d’autres sentiments dont il ne se rendait pas compte.
Et lorsque le baron se reprit à examiner l’escarpe avec une ardente curiosité, ils demeurèrent l’un devant l’autre comme des étrangers! Jean Nib n’osait pas dire: «Mon père!» Et le baron n’osait pas dire: «Mon fils!»
– Je vois, reprit enfin Jean Nib, qu’il y a doute dans votre esprit, et c’est tout naturel. Que suis-je, après tout? Un bandit. Et voilà que je viens vous dire: «Je ne m’appelle pas Jean Nib; je m’appelle Edmond d’Anguerrand! Je suis votre fils…» Ça doit vous porter un rude coup, je comprends ça…
– Mon fils! râlait le baron. Mon fils!…
– Oui. Et votre fils, c’est Jean Nib. Qu’est-ce qu’il y a d’étonnant à ce que votre fils soit devenu Jean Nib? C’est le contraire qui eût été étonnant. Car figurez-vous bien, monsieur, que j’aurais mieux aimé vivre en honnête bourgeois, plutôt que de vivre en brigand. Vous pouvez me dire, peut-être, que j’aurais dû travailler pour vivre, mais ça ne s’est pas présenté ainsi, et je n’y peux rien. D’ailleurs, je n’y ai jamais rien pu. Je vais vous dire… vous dire sans reproche, vous pouvez me croire…
Le baron était tombé sur ses genoux, soit que la honte l’écrasât, soit que l’émotion eût brisé ses forces. Il cachait sa tête appuyée à un fauteuil, et il pleurait désespérément…
L’orgueil du nom était plus fort que le sentiment paternel.
Et, chose terrible, à cette minute où il retrouvait son fils, Hubert songeait seulement que, de ses deux fils, aucun ne pouvait porter le nom d’Anguerrand. Toute sa douleur épouvantée, sa rage, presque toute sa pensée tenait dans ce mot qui lui était échappé!…
– Un escarpe!… Comme l’autre! Comme Gérard!…
Et, au fond de lui, malgré lui, il n’y avait plus qu’un espoir.
Oui! Hubert d’Anguerrand espérait encore que cet homme mentait…
Et cependant, Jean Nib continuait:
– Je vais vous dire pourquoi je suis devenu ce que vous savez. Maintenant, voyez-vous, je revois les choses comme si elles s’étaient passées hier. On me dirait d’aller du château jusqu’à la Loire, que j’irais les yeux bandés, en passant par les mêmes chemins…