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– Oui, oui, gronda fiévreusement le baron sans changer d’attitude, sans regarder Jean Nib, dites-moi tout!…Tout, vous entendez! N’omettez aucun détail!…

– Je comprends, dit lentement Jean Nib, il faut des preuves!…

Le baron tressaillit de l’accent avec lequel Jean Nib prononça ces mots.

Et pourtant, il écoutait avidement, dans l’espoir de surprendre une erreur.

– Devant ce portrait, je me suis tout rappelé, poursuivait Jean Nib avec une sorte de calme amertume. Voyez-vous, monsieur, il paraît que j’ai été malade… j’étais tout gosse, et je me souviens: les médecins appelaient ça une typhoïde cérébrale, et ça m’avait laissé comme qui dirait un peu maboul… Pardonnez-moi, je n’emploie peut-être pas les expressions de votre monde, la haute, comme on dit dans la pègre; c’est que je ne sais pas on ne m’a pas appris… Donc, en sortant de l’hôpital, je cherche à me rappeler ce qui s’était passé avant. Ah! oui! autant essayer d’attraper la lune… c’était parti dans la lune, que je vous dis! Plus mèche même de dire mon nom. Ma vie datait de l’hôpital, voilà. Avant ça? Du noir! Et j’avais plus qu’à poser ma chique…

Le baron redressa la tête vers Jean Nib avec une expression de regard qui étonna l’escarpe.

– De quoi? fit celui-ci.

– Poursuivez, poursuivez, murmura Hubert.

Et son misérable cœur tremblait maintenant. Il revoyait l’enfant à l’hôpital; il reconstituait la maladie du pauvre petit que les commotions cérébrales avaient presque rendu fou…

– Comme je vous disais, reprit Jean Nib, devant le portrait, je me suis rappelé tout. Et d’abord pourquoi j’avais été malade, pourquoi le ciboulot m’avait tourné. C’était de ne pas avoir voulu pleurer. C’était d’avoir ravalé les larmes. C’est ça qu’a failli m’étouffer…

– Mon fils! mon fils!… râla le baron.

Mais ce fut d’une voix si sourde, si indistincte, que Jean Nib perçut seulement un sanglot. Il continua:

– Et maintenant, voilà que je revois tout. Pourquoi? ne me le demandez pas. Il y a en moi un être qui dormait et qui se réveille, voilà tout. Pour le réveil, il a suffi peut-être du regard de ce portrait… Il faut vous dire quand je suis venu la première fois, c’est aussi ce regard de caresse et de tristesse qui m’a arrêté au passage. Les yeux de ma mère! murmura Jean Nib avec un accent passionné qui le fit tressaillir. Comme elle paraît triste! ajouta-t-il en faisant un pas vers le portrait. Elle est telle que je l’ai vue là-bas… Pourquoi ma mère était-elle triste? Dites, oh! dites, monsieur!…

Le baron secoua éperdument la tête comme s’il se fût refusé de répondre à cette question, et, pendant quelques minutes, Jean Nib, les yeux fixés sur le portrait de sa mère, parut plongé dans une méditation qui lui faisait oublier la situation. Enfin, il se retourna vers le baron, et vit qu’il n’avait pas changé de place, à genoux, la tête enfouie dans le fauteuil.

– Des preuves? reprit Jean Nib. Quelles preuves voulez-vous que je vous donne? Je n’ai ni papiers ni rien… rien que mes souvenirs. Et puis, ne croyez pas, au moins, que je veuille réclamer quoi que ce soit, ou vous faire des reproches. Votre argent?… la part d’Edmond?… Ces misères, maintenant que Rose-de-Corail est perdue pour moi… Seulement, ce qui me tourmente, c’est de savoir pourquoi vous… vous, mon père! vous n’avez pas fait un geste, pas dit un mot lorsque Barrot nous a entraînés… Ce fut un rude voyage, monsieur, surtout pour Valentine! Et lorsque nous arrivons à Angers, il faut dire que je suis à moitié mort et que ma petite frangine ne tient plus qu’à un souffle… Et puis, voila que, sur la route, Barrot roule à terre dans la neige… Je vois la neige rouge de sang… Barrot est mort! Et les gens m’entraînent. Qu’est devenue Valentine?… Moi d’un côté, elle de l’autre… Alors, je marche pendant des jours… Nous traversons des villages, des villes… et quelquefois, je vois les deux hommes qui me regardent, comme s’ils voulaient se débarrasser de moi… Et puis, Paris! Je tombe de fatigue sur un banc. Quand je me réveille, les gens n’étaient plus avec moi… Voilà l’histoire… Tout ça me revient comme du fond d’un rêve!… Et, tenez, ce qui me revient aussi, c’est la chambre de ma mère… Le portrait, oh! je me souviens! Il y avait un homme dans la grande galerie, un homme à barbe blanche, un vieux décoré, et il ne bougeait pas de devant la toile, tandis que ma mère assise le regardait. Et vous êtes venu… Vous avez dit qu’il fallait changer la toilette… parce que ma mère était en noir… Vous vous rappelez, hein?… De quoi? pardon de quoi?… Allons, allons…

– Edmond! cria Hubert d’une voix déchirante.

Les heures qui suivirent sont indescriptibles. Larmes, serrements de mains, mille questions, mille réponses entrecoupées…

Le père et le fils renouaient les liens de leurs deux âmes; les deux existences se ressoudaient l’une à l’autre.

LXIII SAPHO

À l’Impérial-Hôtel Adeline de Damart occupe un luxueux appartement.

En effet, elle a transformé en argent les deux millions de pierreries qu’elle a emportées de l’hôtel d’Anguerrand. Et ces deux millions, Adeline les dépense royalement, fiévreusement.

Adeline a calculé qu’au train dont elle mène sa vie, avant un an, elle sera ruinée.

Mais qu’importe: Adeline s’est donné une année d’existence. Au bout de cette année, elle mourra, voilà tout. Elle porte constamment sur elle un flacon de strychnine. Quand elle aura épuisé l’éphémère existence qu’elle s’est accordée, elle absorbera le poison que contient l’élégant flacon en cristal enchâssé d’or et de rubis, et elle tombera foudroyée; elle disparaîtra comme un météore qui s’éteint en laissant dans le ciel un reflet de flamme et de pourpre…

Car dans cette année, elle veut connaître toute la passion, toute la joie, toute la somptueuse horreur des plaisirs qu’elle a si longtemps rêvés. Elle veut être la reine de Paris; elle sera l’éblouissement et elle sera la fatalité. Elle est belle, souverainement belle. Au gré de son caprice, elle sèmera l’amour et la mort. Les amants se succéderont dans ses bras; et ceux en qui elle trouvera, un frémissement de véritable amour, elle les tuera, elle les poussera au suicide en leur fermant brusquement la porte des paradis qu’elle leur aura laissé entrevoir un instant.

Ainsi elle assouvira à la fois sa passion et sa haine… Car elle hait l’humanité entière, elle vibre de haine comme d’autres vibrent d’amour, elle trouve dans la haine un repos effroyable à la fatigue de ses plaisirs…

Voilà le programme qu’Adeline s’est tracé et dont elle a commencé l’exécution.

Il n’y a plus pour elle d’installation dans la vie. Elle se considère comme une passagère éblouissante et sinistre qui court au port suprême, à la mort, à travers des tempêtes de plaisirs.

Elle n’a même pas voulu louer une maison. Elle campe à l’hôtel. C’est dans un appartement d’hôtel qu’elle mourra lorsque l’heure sera venue.

… Oui, voilà ce qu’Adeline de Damart veut être pendant la dernière année qui lui reste à vivre. Et voilà ce qu’elle a commencé à être. Mais elle a beau multiplier les caprices, elle a beau affoler les hommes qu’elle entraîne dans son sillage, elle a beau chercher avec rage, avec fureur, une minute, une seule minute de joie, de plaisir… il n’est pas de joie, pas de plaisir pour elle. Alors qu’elle sourit du plus radieux sourire, elle a la mort dans l’âme. Alors que ses amants enivrés lui murmurent qu’elle est l’ange de l’amour, elle se répond qu’elle est le démon de la haine.