Elle demeure ce qu’elle doit être: la damnée…
Il n’est pour elle au monde qu’un homme: Gérard. Il n’est qu’un amour: l’amour de Gérard. Il n’est qu’une joie: la joie d’être aimée de Gérard.
Oh! lorsque sur ses lèvres brûlées et fiévreuses elle appelle en vain le baiser dont elle voudrait mourir, c’est au baiser de Gérard qu’elle songe. Et ce baiser, jamais elle ne le connaîtra!…
Toujours, partout, jusque dans ses rêves, c’est Gérard qu’elle voit, et qu’elle supplie.
Gérard est à une autre!
Et Adeline, même dans ces moments où il lui semble que le plaisir l’exalte et que la passion l’enivre, comprend qu’il n’est pour elle au monde qu’une seconde de plaisir véritable: c’est la seconde où elle étranglera Lise de ses mains… Et pour cette seconde de vengeance, elle consentirait à une éternité de misère et de malheur…
C’est cette vengeance qu’elle prépare!
Adeline achève de s’habiller, aidée par la femme de chambre spécialement attachée à son service. Il est prés de sept heures du soir.
Debout devant une immense psyché, souriante, resplendissante, elle donne à la soubrette des indications brèves, toujours justes, et qui dénotent une science approfondie de la toilette.
À la voir si radieuse, si gaie à l’approche du plaisir qui l’attend en cette soirée, il serait impossible de deviner l’orage de douleur et de rage qui se déchaîne dans son âme.
Adeline a donné rendez-vous, ce soir-là, à l’un de ses soupirants, destiné à remplacer brusquement l’amant de la veille. Ils iront dîner sur le boulevard. Elle se laissera entraîner ensuite à toutes les folies qui passeront par la tête de l’élu… Et si elle éprouve quelque plaisir, c’est de songer à la rencontre probable de l’amant congédié avec l’amant heureux, au duel qui en résultera… Encore du sang! encore une mort, peut-être!
C’est en songeant à cela que sourit Adeline.
Et là, dans un coin de la chambre, immobile dans son fauteuil, silencieuse, la couvant des yeux, La Veuve est là, silhouette noire qui forme un violent et funèbre contraste avec la toilette d’Adeline dont les reflets de pourpre chatoient au feu des lumières étince1antes.
L’associée!… Elle est là, comme tous les soirs, pour le rapport de Finot.
Et tout à coup Finot arrive.
Adeline congédie la femme de chambre en lui disant de faire attendre «Monsieur» dans le salon.
«Monsieur», c’est l’amant qu’Adeline veut essayer d’aimer…
La Veuve s’était levée et rapprochée. L’une près de l’autre, les deux femmes interrogeaient Finot du regard.
– Rien d’extraordinaire aujourd’hui, dit celui-ci. Le comte et la comtesse ont fait dans la matinée une promenade en auto, traversant tout Paris et poussant jusqu’au bois de Vincennes. Ils ont déjeuné dans un petit restaurant à canotiers sur le bord de l’eau. Ils sont rentrés à deux heures. À quatre heures, visites. Rentrés à six heures. Et c’est tout. Monsieur et Madame passeront la soirée à l’Opéra. Toujours pas de projet de départ.
Finot répondit encore à quelques questions puis se retira.
La Veuve elle-même se disposait à s’en aller lorsque la femme de chambre entra et annonça que «Monsieur» attendait au salon.
À l’annonce de la soubrette, Adeline s’avança, puis alla jusqu’à son lit, puis revint…
– Madame cherche quelque chose? dit la soubrette en s’avançant.
– Rien. Dites que je ne sortirai pas. Je me sens indisposée. Allez.
La Veuve eut un sourire de mort.
– Ainsi, vous ne sortez pas? demanda-t-elle.
– Non! dit Adeline d’une voix sourde.
Pas même… pour aller… à l’Opéra?…
Le visage d’Adeline se décomposa soudain et se marbra de ces taches livides qui zébraient sa peau dans ses moments terribles.
Son sein se souleva. Ses poings se crispèrent sur le bras de La Veuve.
– Qui vous dit que je veuille aller à l’opéra? gronda-t-elle.
– Bon, bon… murmura La Veuve. Calmez-vous. L’heure approche aussi bien pour vous que pour moi…
– Qu’irais-je faire à l’opéra? dit Adeline qui, en effet, se calmait. Pour souffrir encore? Pour être témoin de leur bonheur? À quoi bon?… L’heure approche, vous l’avez dit. Ce soir, je me couche, et je dors. J’en ai besoin. Je suis affreusement lasse…
Lorsque La Veuve se trouva dehors, elle traversa rapidement la place Vendôme, et, au coin de la rue de la Paix, retrouva Finot qui l’attendait.
– Trouvez-vous donc ce soir aux abords de l’Opéra, ou même à l’intérieur, si vous pouvez, dit La Veuve de sa voix morne et indifférente.
– Parfait! Un mot, La Veuve. Savez-vous qui est ce comte de Pierfort?
– C’est le comte de Pierfort, voilà tout, dit La Veuve dardant sur l’agent son regard d’une étrange clarté.
– C’est Charlot! dit tranquillement Finot.
– Vous êtes fou… fit La Veuve en haussant les épaules.
– J’en mettrais ma main au feu, dit Finot en dévisageant La Veuve.
– En attendant, souvenez-vous que le comte de Pierfort vous est sacré: tant qu’on vous paye, vous n’avez pas le droit d’y toucher. Après… on verra ça.
– C’est bon. En attendant, aussi, je ne le perds pas de vue.
Demeurée seule, Adeline avait commencé à se déshabiller. Elle semblait très calme. Mais la pâleur de son front, l’éclat fiévreux de ses yeux démentaient ce calme apparent. Tout à coup elle s’arrêta dans l’opération compliquée, et s’approcha de l’appareil téléphonique. Dix minutes, Adeline, en proie à quelque sombre rêverie, demeura assise devant l’appareil.
Enfin, d’un geste brusque, elle appela. Et au coup de réponse, elle demanda l’office de location.
Quelques instants plus tard, elle était en correspondance avec l’office de location.
– Il me faut une loge ce soir, à l’opéra.
– Si vous voulez donner votre adresse, on va vous l’apporter…
– Comtesse de Damart, Impérial-Hôtel.
– Dans cinq minutes, le coupon sera chez vous…
Adeline laissa retomber lourdement le récepteur, et, front dans la main, demeura là, accoudée, immobile, ne sachant ni ce qu’elle voulait, ni ce qu’elle devait décider. Un instant, elle fut tentée de contremander la loge. Mais elle songea que rien ne la forçait à aller occuper cette loge.
Au bout de dix minutes, un employé de l’office de location fut introduit, et, contre deux mille francs, remit le coupon. Adeline regarda le numéro. Elle connaissait parfaitement la salle, et vit qu’elle serait placée de manière à voir très peu le spectacle, mais aussi de manière à embrasser la salle d’un coup d’œil.
Elle en éprouva comme une vague satisfaction.
Mais presque aussitôt, cette satisfaction même disparut, et Adeline se jeta sur son lit, sanglotante, mordant les oreillers pour étouffer ses cris.