La crise fut effrayante. D’abord ce ne fut qu’une douleur violente, sincère, qui lui broyait le cœur et finit par tordre le corps entier, comme une souffrance matérielle. Il lui sembla réellement que ce cœur qui sautait dans sa poitrine se déchirait, et peut-être, en effet, l’excès de souffrance morale était-il sur le point de déterminer quelque accident cardiaque. Puis, brusquement, la douleur se transporta du cœur à la gorge, et il lui parut alors qu’elle allait étouffer, qu’une boule volumineuse placée dans la gorge arrêtait l’air au passage. Puis, la douleur, par une saute également brusque, monta à la tête, et il lui sembla qu’on lui posait sur le crâne une calotte de plomb d’un poids extraordinaire; puis, cela devint un cercle qui serrait les tempes à les faire éclater, puis, enfin, il lui sembla que chacun de ses cheveux devenait une aiguille chargée d’électricité.
Dans cette période de la crise. Adeline ne songea qu’à elle-même, et ne cessa de râler:
– Comme je suis malheureuse! Est-il possible qu’une femme souffre autant que je souffre!…
Et tout à coup, la vision de Gérard et de Lise passa dans son imagination enflammée. Alors la rage remplaça la douleur, ou plutôt la première forme de douleur. Elle se redressa, tendit ses mains crispées vers lui… lui surtout! et la sensation qu’elle l’étranglait lui rendit enfin un peu de calme…
Elle put pleurer paisiblement, ou du moins il lui parut qu’elle était alors paisible.
Assise au bord de son lit, le talon sur la bordure du bois, le coude sur le genou, le menton dans la main, les cheveux en désordre, belle de sa douleur aux attitudes impudiques, laissant couler une à une des larmes qui s’évaporaient sur ses joues, oui! belle et farouche comme la Niobé antique, elle regardait douloureusement de ses yeux fixes des êtres absents, évoquant des scènes imaginaires.
Un détail dans le rapport de Finot, un détail infime avait, peut-être suffi à déchaîner la tempête.
– Ils ont déjeuné dans un petit restaurant…un restaurant à canotiers, au bord de l’eau…
Adeline reconstituait cela…
L’escapade d’amoureux, le tête-à-tête plein de rires, de serrements de mains et de baisers, là-bas, dans l’humble guinguette, sous le sourire du soleil renaissant, dans cette joie exquise, d’une si infinie tendresse, des toutes premières verdures frêles et pâles…
Comme ils devaient s’aimer!…
De la jeunesse, de l’amour, des souffles de printemps, la Seine qui passe en faisant chatoyer sa robe aux reflets d’émeraude, la tonnelle à étudiants, les canots qui se balancent au petit ponton: Adeline revoyait tout cela, et elle précisait le décor, inventait les incidents, frémissait et sanglotait doucement…
Et ce soir… après la fugue du matin, de grisette, Lise redevenait comtesse de Pierfort, la grande dame qu’on lorgne dans sa loge et que chacun admire plus encore pour l’éclat de son bonheur que pour le charme de sa beauté…
– Je n’irai pas! grondait Adeline. Pourquoi irais-je souffrir?… N’ai-je pas souffert assez?… La Veuve a raison: patience, un peu de patience encore… l’heure approche!…
Dans ce même moment où elle venait de décider qu’elle n’irait pas, Adeline courait à son cabinet de toilette; dix minutes plus tard, elle reparaissait dans sa chambre, le visage rafraîchi, la physionomie reposée; à peine si les yeux avaient un éclat plus fiévreux. Puis, en hâte, elle se refaisait habiller. Elle était prête enfin, et alors, son regard tomba sur son revolver.
Non, pas un joujou de jolie femme.
Un bon revolver, de moyen calibre, avec lequel, mille fois, elle avait percé une planche à quinze pas.
Le revolver et le flacon de strychnine ne la quittaient jamais.
Seulement, elle gardait le flacon de poison dans une pochette invisible de son corsage, et mettait l’arme dans le mignon petit sac, qui contenait aussi son flacon d’essence, sa boîte à poudre de riz, son porte-monnaie et autres menus objets.
Il était neuf heures et demie.
À dix heures, Adeline entrait à l’Opéra. La voyant seule, l’un des inspecteurs du contrôle s’empressa de l’escorter jusqu’à sa loge, où elle s’installa un peu en retrait la figure abritée par son face-à-main.
Tout de suite, ses yeux tombèrent sur Gérard et Lise. Elle ne vit qu’eux deux dans la salle. Il lui eût été impossible de voir autre chose et de ne pas les voir à l’instant même. Son regard alla d’instinct et presque magnétiquement à eux.
Ils étaient dans une loge de face, Lise seule sur le devant, Gérard un peu en arrière.
Adeline souriait…
Elle sentait qu’elle devait être affreusement pâle, mais ne craignait pas que cette pâleur fût remarquée. L’emploi des poudres et des crayons dont elle possédait à fond la difficile science lui faisait un masque.
Ce masque rose et blanc, avec ses lèvres de carmin, ce masque, immobile, souriait…
Ses yeux seuls, qu’elle savait à l’abri, traduisaient l’angoisse mortelle qui la bouleversait.
Parfois, Gérard se penchait vers Lise, et lui disait quelques mots à l’oreille. Alors, Adeline la voyait sourire. Et alors, ses mains, à elle, tremblaient. Elle souffrait. Dans son âme se développaient des lamentations effroyables, sous ce masque muet et souriant, il y avait des hurlements de mort…
Et alors, pour se calmer, elle s’ingéniait à détailler la toilette de Lise, toute simple, mais d’une délicieuse harmonie des soieries roses qui formaient un cadre merveilleux à sa beauté délicate.
Parfois, Adeline sentait qu’elle ne pourrait pas tolérer le supplice jusqu’à la fin, qu’elle allait se lever, courir jusqu’à la loge de Gérard… Mais alors un geste, une attitude de Gérard et de Lise la clouaient à sa place.
Elle souffrait vraiment plus qu’une femme ordinaire n’eût pu souffrir.
Ses tempes battaient à grands coups. Une sorte de folie, peu à peu, l’envahissait. Elle ne savait plus où elle était, ni depuis combien de temps durait ce supplice. Des pensées vagues passaient rapidement dans son esprit comme ces grandes ombres que les nuages, en courant, projettent sur la terre.
Au fond d’elle-même, elle entendit comme un long et terrible sanglot, et, à ce moment, la toile se baissa sur la finale de Faust. Vaguement, elle regarda autour d’elle. Des centaines de figures grouillèrent dans la lumière, des ombres qui se mettaient en marche…
Et elle aussi se mit en marche…
Lorsqu’elle n’eut plus devant les yeux la vision de Lise et de Gérard, lorsque l’ouvreuse empressée eut jeté sur ses épaules sa sortie de théâtre et qu’elle se trouva perdue dans le flot murmurant qui descendait le grand escalier, Adeline sentit un peu de calme lui revenir… mais elle comprit aussi qu’elle était à bout de forces et que plus jamais elle ne pourrait se retrouver en présence de Gérard sans que sa haine d’amour fit explosion. À dix pas derrière elle, descendaient lentement Gérard et Lise.
Lise était venue à l’Opéra parce que Gérard le lui avait demandé. Elle n’était venue y chercher ni un plaisir, ni une distraction. Et pendant toute cette longue soirée, la pauvre petite avait seulement songé à ce nouveau rendez-vous que lui avait donné le baron d’Anguerrand.
– C’est demain que je dois le revoir… Demain, j’aurai réconcilié Gérard avec son père… Car si le baron d’Anguerrand voulait se renfermer dans une colère inexpugnable, m’aurait-il priée de revenir?… Ne sait-il pas que ma vie, c’est la vie de Gérard?… Demain… demain, tout sera fini…