«- Bonsoir, monsieur le baron d’Anguerrand!…
«Il y avait des années et des années que le baron Hubert ne m’avait vue. Et pourtant, dans la nuit qui venait, il me reconnut tout de suite; il sauta à bas de son cheval, et je vis qu’il était pâle comme un mort. Il me saisit les poignets et me dit, dans la figure: «C’est vous, Jeanne? C’est vous?… Oh! c’est toi!… Tu veux donc enfin de moi, puisque tu m’appelles!…» Il tremblait. Je lui répondis: "Non, monsieur le baron. Je ne veux pas de vous pour une raison bien simple: c’est que je veux être fidèle à mon amant…» Il eut un soupir pareil à celui du bœuf qu’on assomme et bégaya: «Ainsi, vous n’avez pas voulu de moi, par fierté… et vous avez un amant!… quelque paysan…»
– «Non, monsieur le baron, mon amant, comme vous, porte un titre… Mon amant est comte, comme vous êtes baron; il s’appelle Louis de Damart: c’est votre meilleur ami!…»
«Hubert ne dit rien. Mais je l’entendis grincer des dents. Il fit un mouvement pour s’élancer à cheval. Je le retins et lui criai:
«- Savez-vous, monsieur le baron, pourquoi je vous ai arrêté et pourquoi je vous ai dit que j’avais un amant qui s’appelle Louis de Damart?… C’est que mon amant me trompe!…
«- Tant mieux! Puisses-tu souffrir dans ton cœur ce que j’ai souffert dans le mien!…
«- J’ai compté sur vous pour me venger, monsieur le baron!…
«- Moi?… Folle! Triple folle!… Moi, te venger?…
«- Vous! hurlai-je, c’est vous qui me vengerez! Car celle qui m’a volé mon amant, c’est celle-là même qui vous a volé à moi, c’est la baronne Clotilde! J’ai les preuves! Il y a longtemps que votre femme est la maîtresse de Louis de Damart… Ni votre fils Edmond, ni votre fille Valentine ne sont vos enfants, monsieur le baron!… et en ce moment même, Louis de Damart est auprès de Clotilde d’Anguerrand.
«Hubert d’Anguerrand chancelait, poursuivit La Veuve. Il râlait. Je le voyais étouffer. Et moi, je continuais! J’inventais des preuves abondantes et précises pour étayer mon mensonge, je donnais des détails d’une vraisemblance telle que je me suis souvent demandé comment j’ai pu les imaginer en un tel moment. Et puis, ma trouvaille, en cette minute de délire, fut de déclarer que sur les trois enfants, il y en avait un, l’aîné, Gérard, qui était bien du baron… cela achevant de prouver ma bonne foi!… Je tenais Hubert par le bras… Quand j’eus tout dit, quand je vis ses yeux devenir sanglants, je le lâchai comme un chien enragé, et il sauta sur son cheval en bégayant d’une voix de folie: «Qu’elle meure! qu’elle meure avec son amant! qu’elle meure avec les deux bâtards!…» Le cheval fit un bond et disparut dans la nuit. Et moi je m’élançai en courant vers le château… Une heure plus tard, j’arrivai au château, haletante, échevelée, pour voir l’effet de mon mensonge, comme, lorsque le tonnerre est tombé quelque part, on va voir l’effet de la foudre… Je vis des lumières qui couraient… des ombres affolées… J’entendis des voix tremblantes… J’entendis, oui, j’entendis que le baron Hubert d’Anguerrand avait tué le comte Louis de Damart… le père de mes enfants!… et que la baronne Clotilde était mourante elle-même!… Alors, la peur s’empara de moi, une peur insensée, terrible, comme jamais plus je n’en ai éprouvée de pareille. L’atroce pensée me tenaillait le cerveau que, bientôt, dans quelques heures, dans quelques minutes peut-être, le baron d’Anguerrand saurait que j’avais menti… et qu’alors, c’est sur mes enfants qu’il se vengerait!… Je me ruai vers la maisonnette que j’habitais à une lieue du château, et je poussai un hurlement de joie en voyant que Louis et Suzanne étaient là!… Les deux chérubins dormaient… Alors, tressaillant de terreur au moindre bruit, je les éveillai, je les habillai, je pris Suzanne dans mes bras, Louis par la main, et je partis, je m’élançai à travers la campagne pleine de neige!…
«Je marchai deux jours sans m’arrêter, évitant les grands chemins, n’entrant que dans les auberges isolées, me sentant mourir d’épouvante lorsque au loin j’entendais le roulement de quelque voiture. Sur la fin de la deuxième journée, j’étais exténuée; mon pauvre petit Louis ne pouvait plus marcher; alors, je voulus voir où je me trouvais, et ne reconnus plus le pays… J’étais égarée… en pleins champs… loin de toute ferme, de toute maison, loin du monde entier!… Je tombai au coin d’une haie, serrant mes deux enfants sur ma poitrine; la tête me tourna; je crus entendre comme un son de cloches lointaines au fond des ténèbres… Qu’arriva-t-il alors?… Je ne sais pas… je n’ai jamais su… Je me relevai… je crois me souvenir que j’avais encore ma petite Suzanne dans les bras… mais peut-être ne serrais-je sur ma poitrine que le fichu de laine où je l’avais enveloppée… Je marchais comme dans un rêve affreux… je tombais… je me relevais… et enfin je m’évanouis… Lorsque je revins à moi, le jour commençait à poindre… j’étais raidie de froid… la neige me couvrait entièrement, et c’est peut-être cela qui me sauva… Je jetai les yeux autour de moi, et alors je bondis! En une seconde, froid, fatigue, terreur, tout fut oublié: mes enfants n’étaient plus près de moi!… Je me mis à courir comme une insensée, j’appelai, je criai, je sanglotai… et, enfin, j’aperçus mon petit Louis dans la neige!…
Je me jetai sur lui, je le saisis dans mes bras, je le dévorai de caresses… et ce fut une minute inexprimable que celle où je vis ses chers yeux s’ouvrir: «Ne pleure pas, maman…» Je sanglotais… «Cherchons Suzanne, dis-je en riant à travers mes larmes; puisque te voilà, elle ne peut être loin.» Et je me mis à pleurer plus fort et à crier: «Suzanne! ma Suzanne!» Elle ne répondit pas! Plus jamais elle ne devait me répondre!… Le reste de mes souvenirs se perd dans un brouillard… Je me souviens seulement qu’en courant ainsi, j’arrivai sur une grande route: c’était celle qui va d’Angers aux Ponts-de-Cé… Alors, je crus me rappeler que j’avais dû traverser cette route dans la nuit, et je me suis mise à marcher vers Angers, appelant toujours Suzanne… Je voyais des gens me regarder avec étonnement… Je me souviens qu’ils étaient endimanchés; en effet, c’était Noël… effroyable Noël pour moi!… Aux premières maisons d’Angers, je perdis connaissance, et lorsque la raison me revint, je me vis dans un hôpital… Dans la cour, les arbres étaient feuillus; il faisait chaud: on était en juin… Cinq mois s’étaient écoulés depuis cette nuit de Noël où, près de la route des Ponts-de-Cé, je perdis ma petite Suzette!…
«La santé me revint; on me rendit mon petit Louis… Je partis pour Paris, où je me mis à travailler pour mon enfant… Mais je ne savais rien faire; ce que j’avais appris au pensionnat d’Angers ne me donnait pas un morceau de pain; je faisais de la broderie pour un grand magasin, et cela me rapportait de vingt à trente sous par jour. Mon petit Louis, au bout de deux ans de privations, se mit à tousser, et, par un matin de janvier, il s’éteignit dans mes bras en murmurant: «Ne pleure pas trop, maman!…» Alors, je fus enragée. Je me mis à chercher Hubert d’Anguerrand et les siens pour venger sur cette famille maudite la mort de ma mère, la mort de mon enfant, la disparition de ma fille… Or, écoute-moi, Jean Nib… Jamais je ne pus savoir ce qu’était devenu le baron!… Jamais je ne pus mettre la main ni sur lui, ni sur son fils Gérard, ni sir son fils Edmond, ni sur sa fille Valentine…