La Veuve se leva, s’approcha de Jean Nib, lui saisit les mains, et, les yeux dans les yeux:
– Et tu dis que Gérard t’a payé pour assassiner Hubert D’Anguerrand?
– C’est la vérité!…
– Le fils t’a payé pour supprimer le père?
– C’est la vérité! répéta Jean Nib dans un grondement.
Quand je te dis, Jean Nib, que c’est une famille de maudits! La fatalité pèse sur eux… Et tu dis, Jean Nib, que tu n’as pas voulu frapper le baron d’Anguerrand?
– La bataille tant qu’on voudra! dit Jean Nib. Mais frapper un homme seul, désarmé, sans risques… je n’ai pas pu, voilà!
– Eh bien! sois tranquille; du moment que le fils est aux trousses du père, le père mourra!
«Tu dis que tu te charges du baron Hubert d’Anguerrand?… Tu ne veux pas me l’apporter?…
– Non! Maintenant que je sais votre histoire, La Veuve; j’aimerais autant poignarder cet homme de mes mains que de vous le livrer.
Et tu as dit que tu voulais me confier sa fille?…
– Oui. À condition que vous ne lui fassiez pas de mal. Je viendrai m’en assurer, et malheur à vous si elle meurt!…
– Sois donc tranquille! fit La Veuve avec un livide sourire. Amène-moi demain la petite. Je t’en débarrasse. Je te rends service… et tu garderas l’argent que tu m’as offert… Je ne lui veux pas de mal, à la petite… elle n’est pas responsable, après tout!…
– S’il en est ainsi, fit Jean Nib en se levant, demain, Lise sera ici… À propos, est-ce que vous n’avez pas pour voisine une marchande de bouquets à la rue?
– La petite Marie Charmant, oui, fit La Veuve avec indifférence. C’est elle qui, l’autre soir, a porté des chrysanthèmes sur la tombe de mon petit Louis. Je lui ai donné cent sous pour la course.
XIII MARIE CHARMANT
Nous croyons avoir dit que sur le palier du quatrième, dans la maison de la rue Letort, s’ouvraient trois portes. L’une était celle du repaire où s’était embusquée La Veuve. Sur le deuxième, on pouvait voir une carte de visite, clouée aux quatre angles, sur laquelle on lisait ces mots tracés par une main maladroite:
Mlle MARIE CHARMANT
Fleuriste-bouquetière. On livre en ville.
La troisième porte était plus mystérieuse; elle était toujours fermée.
Disons enfin que du palier partait un petit escalier étroit et raide qui aboutissait à un galetas. Or, ce galetas faisait partie des dépendances locatives de La Veuve, et, grâce à un retour du toit, était situé en partie au-dessus du logis de la bouquetière des rues.
Cette rapide topographie esquissée, nous entrerons, s’il plaît au lecteur, chez Marie Charmant, par un après-midi de février, c’est à dire environ une vingtaine de jours après la scène que nous venons de retracer.
Le logis se composait de deux petites pièces et d’une sorte de niche creusée dans un gros mur. La première pièce était ce que Marie Charmant appelait son salon de réception. La deuxième servait de chambre à coucher. La niche contenait un fourneau: c’étaient les cuisines, disait la jolie fille des rues. Le salon de réception était encombré d’une table où elle disposait ses fleurs, en revenant des Halles, tous les matins, pour en faire des bouquets. C’était pauvre, mais clair, d’une jolie gaieté, avec le papier à fleurs bleues collé sur les murs, avec les photographies d’actrices en vogue disposées en éventails, avec des menus bibelots de quatre sous disposés avec un goût inconscient mais sûr.
Il y avait là, outre Marie Charmant, deux habitants, commensaux de la maîtresse du lieu. Le premier avait son domicile particulier dans une cage et faisait profession de chanter: c’était un chardonneret qui s’appelait Gugusse. Le second était un chat blanc tigré de noir, intelligent, indépendant comme tous les chats, mais aimant comme tous les chats qui se savent aimés: il s’appelait Type, nom qui avait dégénéré peu à peu en Titype, puis en Bibi nous ne savons pas pourquoi.
Ce jour-là, donc tandis que Gugusse exécutait des trilles comme il n’y en a dans aucune musique, et que Titype, allongé de son long sur un petit tapis, jouissait béatement de cette jouissance à laquelle atteignent bien peu d’hommes – se laisser vivre! – Marie Charmant, qui venait de terminer son déjeuner, rangeait sa vaisselle dans un petit buffet en noyer faisant vis-à-vis à l’armoire à glace dans le salon de réception, touchante et naïve confraternité de meubles disparates.
Contre son habitude, la gracieuse bouquetière était inquiète et soucieuse. Parfois, elle s’arrêtait dans son va-et-vient, imposait silence à Gugusse, premier ténor du lieu, et, immobile, le cœur battant, elle écoutait.
Tout à coup, quelque chose comme un gémissement lointain, étouffé, lui parvenait:
– Ça recommence! murmura-t-elle en tressaillant. Voilà une bonne quinzaine que j’entends cela!… Qu’est-ce que cela peut bien être? Pas mèche de le savoir. On dirait un enfant qui pleure… ou quelqu’un qui appelle au secours… Est-ce que la maison serait hantée? C’est ça qui serait rigolo!… La nuit… c’est la nuit surtout que j’entends ces plaintes qui ressemblent à celles du vent dans les cyprès des cimetières…
Elle écouta encore. Mais n’entendant plus rien, elle reprit son travail.
– Pour sûr que ça vient d’en haut, continua-t-elle. En haut, c’est le galetas de La Veuve. Qu ’est-ce qu’elle peut bien fricoter?… Je me méfie de cette figure-là, moi! Elle porte le crime sur son visage, cette femme. Aller lui demander ce qui se passe depuis près de vingt jours dans le grenier? Plus souvent, ma biche! Pas si bête!… Voyons… Qu’est-ce que je pourrais bien faire pour savoir?… Pardieu!… Je vais prendre mon balai et cogner au plafond!…
Marie Charmant exécuta à l’instant même son projet. Elle allait heurter… À cet instant, on frappa à sa porte…
Elle s’arrêta, saisie, toute pâle, les yeux tournés vers la porte.
Elle ouvrit en tremblant…
Et alors, de pâle qu’elle était, elle devint subitement pourpre; elle demeura interdite: devant elle, le chapeau à la main, un jeune homme de vingt-cinq ans environ, ganté de frais, irréprochable avec son pardessus du bon faiseur, ses souliers éblouissants, son pantalon au pli savant, sa cravate sobrement opulente sous un col immaculé; ce jeune homme, donc, monocle à l’œil, souriant, beau garçon, à coup sûr, robuste et souple, s’inclinait avec grâce devant la pauvre bouquetière, et disait:
– Mademoiselle, voulez-vous me faire l’honneur de m’accorder une minute d’hospitalité? J’aurais un service à vous demander, léger pour vous, important pour moi. Et pour excuser ce que ma démarche pourrait avoir de trop hardi, peut-être, laissez-moi vous dire que je suis votre voisin…
– Entrez, monsieur. Entre voisins on se doit aide et assistance.
– Voilà qui est admirable, s’écria le jeune homme en entrant et en s’asseyant sur la chaise que lui avançait la bouquetière; c’est précisément aide et assistance que je viens vous demander!
– Parlez, monsieur, et si je puis… soyez sûr…
– Avant tout, dit-il en toussant légèrement dans le bout de son gant, permettez-moi de me présenter: je suis M. Ségalens…, Anatole Ségalens, licencié ès lettres, auteur de deux plaquettes en vers, de trois romans qui attendent un éditeur et de deux drames qui dorment, l’un à l’Ambigu, l’autre à la Porte-Saint -Martin… À la recherche d’une place de reporter dans un bon journal, continua Anatole Ségalens. Je suis sur le point de débuter dans un grand quotidien. Voilà qui je suis, mademoiselle, et j’ajoute que je demeure, 55 faubourg Saint-Honoré, quartier aristocratique, comme vous le savez certainement.