XVI PROVOCATION D’AMOUR ET PROVOCATION DE HAINE
Lorsque Ségalens eut monté les marches du perron de l’hôtel d’Anguerrand, lorsqu’il pénétra dans le grand salon du baron Gérard, lorsqu’il vit cette cohue élégante, ces épaules nues où scintillaient les regards pervers des diamants, lorsqu’il eut embrassé d’un coup d’œil les lignes sévères des hautes tapisseries, les massifs de plantes rares, les bouquets d’électricité, la foule des visages armés des mêmes sourires, il demeura un instant frappé d’admiration.
Et, déguisant soigneusement ses émotions et ses admirations, Ségalens avisa un jeune homme en frac qui passait prés de lui.
Monsieur, dit-il, je suis étranger à la brillante société que je vois ici; je suis venu avec une lettre d’invitation qui a été adressée au directeur de l’Informateur, et qu’il m’a remise…
– Ah! bon… Vous venez pour une interview, alors?
– Un écho, simplement. Voudriez-vous avoir la complaisance de m’indiquer Mme la baronne d’Anguerrand?…
– Comment! Vous ne connaissez pas la belle Sapho? Mais tout le monde la… connaît! D’où tombez-vous, mon cher monsieur?… de la lune?…
– De bien plus loin: de Tarbes! fit froidement Ségalens.
– Très bien! fit le jeune homme en riant. Monsieur, ajouta-t-il, je m’appelle Max Pontaives. Qui aurai-je l’honneur de présenter à la baronne d’Anguerrand?
– Anatole Ségalens! répondit le Tarbais en se redressant.
Venez donc, cher monsieur…
Les deux jeunes gens s’avancèrent vers la baronne Adeline.
– Madame, dit Max Pontaives, voulez-vous me permettre de vous présenter M. Anatole Ségalens l’un des plus fins reporters de l’Informateur?
– Madame la baronne, mon directeur m’a envoyé prendre quelques notes sur la belle fête dont vous éblouissez Paris. Et cela, madame, me sera une tâche aisée, malgré tant de magnificence… mais pourrais-je traduire l’impression de charme et de respect que me produit la maîtresse de cet hôtel.
– Mon cher Max, dit Adeline de sa voix où frissonnaient des caresses, présenté par vous, monsieur est de mes amis. Aussi vais-je tout de suite abuser de lui en le priant de m’offrir son bras pour me conduire à mon fauteuil…
Pontaives salua et fit deux pas en arrière, laissant le champ libre à Ségalens, qui le remercia d’un balbutiement du regard, et en même temps, présenta son bras à la baronne d’Anguerrand.
De la place où ils se trouvaient jusqu’au fauteuil de la baronne, il y avait peut-être dix pas. C’est dans l’espace de ces dix pas qu’eut lieu cet entretien presque terrible par la soudaineté, l’explosion des passions qui s’y manifestaient:
– Que pensez-vous de moi? demanda Sapho, la voix un peu rêche, comme si elle eût eu la gorge en feu.
– Je pense, dit Ségalens, affolé – ne sachant plus ce qu’il proférait, incapable d’arrêter des paroles qu’il eût voulu rattraper à peine sorties – je pense que si vous continuez à me regarder ainsi, vous allez me rendre fou. Je pense que ma folie, madame, dût-elle me perdre à vos yeux, est une sensation à mourir de souffrance et de plaisir…
J’ai à Paris une vaste influence. Vous n’êtes qu’un pauvre journaliste. Je ferai de vous quelqu’un, si vous avez foi en moi… si vous vous donnez tout entier, sans restriction, avec la fidélité d’un chien et la force d’un lion. Voulez-vous?…
– Je vous adore, balbutia Ségalens. Prenez ma vie et faites-en ce que vous voudrez!
– Demain, à trois heures, présentez-vous ici, acheva Sapho dans un murmure imperceptible.
Et en même temps elle prenait place dans son fauteuil, tandis que Ségalens se rendit au fumoir.
Comme Ségalens, tout rêveur et encore pâle de la stupéfiante aventure qui lui arrivait, plongeait une main distraite dans une boîte de cigarettes, une voix railleuse murmura à son oreille:
– Eh bien, que dites-vous de la petite fête?
Ségalens se retourna et reconnut la physionomie fine, sceptique et souriante de Max Pontaives.
– D’abord, merci, fit-il, pour m’avoir repêché dans ce flot où je me serais noyé sans vous.
– Vous me plaisez, voilà tout, dit Max Pontaives et puis, cela m’amuse. Et la belle Adeline, qu’en dites-vous?…
– La baronne! murmura Ségalens en frissonnant.
Elle est bien belle!…
– Oui. C’est une honnête dame selon Brantôme, qui manque vraiment à notre époque.
Ségalens pâlit, mais, gardant son sang-froid:
– Je soupçonne Brantôme, dit-il, d’avoir été un fat.
– C’est qu’apparemment vous l’avez mal lu, dit quelqu’un derrière lui d’une voix sèche.
– Attention! souffla Pontaives à Ségalens. Voici la mauvaise affaire qui vient!… Celui qui vous parle vous a vu donner le bras à la baronne, et… dame!…
Se retournant en même temps, le jeune homme dit en souriant:
– Bon! voilà Robert qui prend feu pour son auteur favori…
Et il se hâta d’ajouter:
– Mon cher ami, monsieur Anatole Ségalens, une fine plume. Cher monsieur Ségalens, le marquis Robert de Perles, une fine lame.
Robert de Perles et Anatole Ségalens, une seconde, se regardèrent.
Yeux bleus d’acier, les traits réguliers, la bouche dure, très élégant, Robert de Perles s’était incliné froidement, et, avec une suprême impertinence:
– Alors, vous disiez, monsieur… Anatole Ségalens?
– Je disais, monsieur… le marquis Robert de Perles, que le sire de Brantôme était un triste sire, une façon d’écouteur aux portes, une manière d’espion comme tous ces faiseurs de mémoires qui ont écrit pour les rats de bibliothèque; je disais enfin que, si j’eusse vécu de son temps et que j’eusse été le mari, le frère ou l’amant de l’une de ces honnêtes dames dont il compte rageusement les sourires, je l’eusse bâtonné!…
– Bravo! dit une voix.
Le marquis de Perles, qui allait répondre, devint très pâle et demeura immobile, les yeux tournés vers celui qui venait d’entrer au fumoir; et on eût dit que toute la haine qui, dans son regard, menaçait Ségalens, convergeait maintenant sur le nouveau venu…
Et ce nouveau venu, c’était le baron Gérard d’Anguerrand… le maître de la maison!
Il passa, rapide, souple, souriant, charmeur.
Lorsqu’il s’éloigna, Robert de Perles eut un soupir et passa sa main sur son front moite. Il oubliait peut-être Ségalens. À ce moment, deux ou trois jeunes gens qui l’entouraient s’écrièrent en riant:
– Robert lâche Magali pour Brantôme!… Robert! tu nous as commencé l’histoire de Magali… Il nous faut la fin! Vive Magali!… Conspuez Brantôme!…
– Magali! songea Ségalens en tressaillant. Le nom de ma voisine du troisième!… Est-ce qu’il s’agirait de la pauvre petite couturière?…
– Eh messieurs, reprenait le marquis de Perles, la fin est banale. La fin, c’est la fin, pareille à toutes les fins. F, i, ni… fini… Je me suis lassé un beau matin de chanter le duo de Magali.
Et qu’est-elle devenue, votre Magali? demanda Max Pontaives.