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– Ma foi, mon cher, si vous tenez à le savoir, je vous préviens que c’est loin, très loin. Mais surtout, si vous y allez, ne me renseignez pas, je vous prie…

– Je vais vous renseigner tout de suite, moi! dit Ségalens avec une sorte de rudesse.

Max Pontaives eut un geste désolé et murmura en lui-même: «C’était inévitable! Pauvre garçon! Il ne sait pas à qui il se heurte!… Je l’ai pourtant prévenu que Robert était une lame dangereuse…»

Robert de Perles avait instantanément perdu son air provocateur et pris une attitude d’une excessive politesse.

– Renseignez-moi donc, fit-il, je ne demande pas mieux. Voyons… qu’est devenue ma petite Magali?

– Elle meurt de faim, dit Ségalens. Toute la maison de la rue Letort… où j’ai eu l’occasion de faire quelques visites, connaît son histoire simple et navrante… banale, comme vous disiez.

– Trémolo à l’orchestre! dit Robert de Perles en riant du bout des dents.

– Messieurs, soyez juges de l’histoire. Puisque M. le marquis aime les duos et les trémolos, faisons de la musique… de chambre; la musique de plein air viendra ensuite, s’il le faut!

– Ce garçon-là est fou, grommela le vieux général.

– Messieurs, reprit Ségalens sans baisser la voix, celle qu’on appelle la petite Magali fut remarquée il y a un an à peu près par un gentilhomme qui la trouva à son goût. La petite résistait. Le noble sire allait renoncer à sa poursuite, lorsqu’un jour des ouvriers vinrent exécuter des réparations dans son hôtel. L’un de ces ouvriers, messieurs, était le père de Magali…

Robert de Perles devint livide…

– Mais ceci, balbutia-t-il, n’a rien à voir avec…

– Avec vos amours, monsieur le marquis?… Aussi parlé-je d’un certain gentilhomme qui peut bien ne pas être vous… car il est impossible que vous ayez commis l’infamie que je vais dire…

– Prenez garde! gronda Robert de Perles.

– Je prends garde, et je continue! dit Ségalens. L’ouvrier en question, messieurs, je veux dire le père de Magali, était pauvre, très pauvre; peut-être avait-il la tête un peu faible… Cet homme, en travaillant, vit un petit secrétaire. La clef était sur la serrure. Il voulut ouvrir. Mais cette clef, messieurs, comme par hasard, ne fonctionnait pas. Il força, la serrure fut brisée… c’était une effraction… Le secrétaire ouvert, l’homme y vit un paquet de billets de banque: en tout dix mille francs… il les mit dans sa poche… Or, messieurs, un quart d’heure plus tard, deux agents arrêtaient l’homme!… Vous devinez, je pense que le secrétaire, la fausse clef qui devait briser la serrure, la liasse de billets, tout cela avait été préparé par le gentilhomme C’était une amorce, un traquenard, un guet-apens…

– C’est faux! bégaya le marquis de Perles en jetant autour de lui des yeux hagards.

– Ah! monsieur, prenez garde à votre tour, dit Ségalens avec son terrible sang-froid. Vous allez nous faire croire que vous connaissez ce gentleman et que vous avez de bien laides fréquentations…

– Le roman chez la portière! essaya de ricaner Robert de Perles.

– Le père de Magali arrêté, continua Ségalens; le gentilhomme s’en vint trouver la jeune fille et lui dit: «Votre père est accusé de vol avec effraction. Cela ira dans les cinq ans. Peut-être le bagne. Soyez à moi, je retire ma plainte, et me fais fort d’arrêter la poursuite…» Messieurs, Magali se donna. N’est-ce pas que le tour était bien joué?…

– Ce gentilhomme est un rude jean-foutre! grogna le vieux général qui, ayant la tête un peu dure, ne comprenait pas que, peut-être, il s’agissait de Robert lui-même.

– Messieurs, continua Ségalens, que pensez-vous maintenant que fit le gentilhomme lorsque Magali se fut donnée à lui?… Il tint parole, sans doute? Il usa de son influence pour sauver le père? Enfin, il agit, n’est-ce pas, en honnête commerçant qui, ayant reçu livraison de la marchandise, paye à l’échéance?… Eh bien! vous n’y êtes pas! Il eut peur de la vengeance de cet ouvrier. Sa déposition fut telle que le voleur fut condamné à huit ans de réclusion. Il est en centrale. Et sa fille meurt de faim!… Monsieur le marquis, réparez, si vous le pouvez. Justifiez-vous, si vous l’osez!…

Robert de Perles, la sueur au front, les yeux injectés de sang, fit deux pas vers Ségalens.

– Oseriez-vous insinuer, gronda-t-il, d’une voix que la fureur à son paroxysme faisait trembler, qu’il y a quoi que ce soit de commun entre moi et… celui dont vous parlez?

– Je ne l’insinue pas! dit Ségalens d’un accent qui faisait balle. Je l’affirme!…

Un sourire mortel glissa sur les lèvres minces du marquis de Perles.

– Monsieur, dit-il, je regrette que vous ayez prononcé un mot irréparab1e, car vous me semblez au fond un assez gentil garçon, et ce me sera un chagrin que d’être forcé de vous tuer. Voici mon adresse.

Ségalens prit le bristol armorié que lui tendait le marquis, et offrant à son tour une des fameuses cartes qui portaient l’adresse aristocratique ou jugée telle par lui:

– Monsieur, répondit-il, soyez sûr que je vous éviterai ce chagrin-là. Et je serai même assez gentil garçon pour vous éviter jusqu’à la peine moindre de me toucher…

Là-dessus, il salua et sortit, suivi de Max Pontaives.

Robert de Perles le regarda s’éloigner. Et brusquement, il lui sembla qu’une sourde douleur le poignait au cœur: il venait de voir la baronne d’Anguerrand qui, elle aussi, suivait le jeune homme d’un regard de flamme. Il vit que Ségalens se retournait vers elle. Il vit que leurs yeux échangeaient une étreinte, une promesse. Et alors, il murmura:

– Oui, je te tuerai, misérable fat… Ton insulte ne saurait m’atteindre, et je te la pardonne. Mais ce que je ne te pardonne pas, c’est de m’enlever Sapho!…

* * * * *

Ségalens, après avoir prié Max Pontaives de l’assister et même de lui trouver un second témoin, ne connaissant personne à Paris, rentra rue Letort, l’âme bouleversée, l’esprit enfiévré.

Le dernier regard qu’Adeline lui avait jeté à l’instant de son départ semblait lui avoir crié:

– Souviens-toi que tu m’as donné ta vie pour en faire ce que je voudrais; souviens-toi que demain, à trois heures, je t’attends ici!…

Enfermé dans sa chambre, Ségalens s’efforçait d’écarter de son esprit le souvenir de cette femme et de la scène inouïe, vraisemblable et affreusement vraie qui s’était passée entre elle et lui. Il s’ingéniait à ne songer qu’à ce duel qui, au fond, le préoccupait à peine.

Il s’était assis à sa petite table de travail, et, la tête dans les mains, il songeait… Ses yeux erraient sur les objets familiers qui encombraient cette table: ses livres aimés, des feuillets sur l’un desquels s’étalaient les deux premiers vers d’un sonnet.

À MARIE CHARMANT

À minuit, quand tout dort, mon amour sur la terre

Et les astres du ciel veillent seuls en tremblant;

Si j’ose alors…

– Marie Charmant! murmura-t-il.

Doucement, il ferma les paupières, comme pour mieux évoquer l’image de la jolie bouquetière; et alors, il frissonna… car ce fut l’image de l’autre, de la baronne, de Sapho, qui se présenta à son esprit!…