– Cette femme, dit-il à haute voix, cette courtisane somptueuse qui m’a affolé une minute… je dois l’aller voir demain… Qui est-elle?… Pourquoi son regard m’a-t-il ainsi enfiévré?… Oh! que m’importe, après tout! Quelle fasse, qu’elle dise ce qu’elle voudra!… Je n’irai pas!… Jamais, jamais plus, de ma propre volonté, je ne reverrai cette femme!…
Un apaisement soudain, une fraîcheur exquise descendirent dans son âme. Ses yeux se mouillèrent de larmes. À travers cette buée tiède, comme il regardait autour de lui, il vit son habit qu’il avait soigneusement placé sur le dossier d’une chaise – et, à la boutonnière de cet habit, le gardénia un peu flétri… l’aumône de Marie Charmant.
Il le détacha et le porta à ses lèvres, longuement.
– Pauvre fleur à demi-fanée, murmura-t-il, vous savez que je l’aime… Vous le savez que cette folie, qui, ce soir s’est abattue sur moi n’a bouleversé que la surface de mon cœur, sans déraciner la fleur d’amour que j’y cultive… Ô Marie! ô chère inconnue, ô vous qui, peut-être, ne m’aimerez jamais et que j’adore, recevez mon serment de fidélité… J’ai dit à l’autre «Prenez ma vie!…» Je mentais, car ma vie est à vous, Marie, et pour la reprendre, il me faudrait piétiner moi-même mon cœur.
Ayant ainsi exprimé son amour avec la naïveté alambiquée des amoureux qui ne sont pas satisfaits tant qu’ils n’ont pas épilogué, Ségalens déposa un dernier et fervent baiser sur le gardénia, le plaça précieusement entre les feuillets d’un volume, essuya ses yeux, brossa avec une sorte de vénération sa toilette de soirée, et s’endormit en murmurant le nom de Marie Charmant.
XVII LES DAMNÉS
Dans l’hôtel d’Anguerrand, après la fête, Gérard et Adeline s’étaient retirés en l’appartement de madame; et, dans le boudoir attenant à la chambre à coucher, ils se retrouvaient seuls, pour la première fois depuis la nuit où le baron s’était dressé devant eux, pareil à un spectre.
Avec passion, avec frénésie, avec la sauvage ardeur d’un tempérament de feu, Adeline aime Gérard. Et ce qu’elle aime peut-être en lui, c’est le crime… c’est Charlot… c’est Lilliers, le faussaire, le voleur, l’assassin…
Ce soir donc enfiévrée par cette scène inouïe où elle s’est offerte à un jeune homme qu’elle voyait pour la première fois, les sens parvenus à l’hyperesthésie de l’amour, l’imagination ravagée par un ouragan de passion, elle a entraîné Gérard.
Elle le veut! Ce soir, ce sera leur nuit de noces!…
Gérard s’est jeté sur une chaise de repos.
Elle va, elle vient, soupire, palpite… enfin, elle marche à lui, le saisit par les mains, se penche, et d’une voix rauque:
– C’est à Lise que tu penses?…
Gérard frissonne et devient livide. Il lève vers elle une tête ravagée par une douleur sincère, et quelle que soit l’horreur que pourrait inspirer ce malfaiteur, peut-être en ce moment n’est-il digne que de pitié…
– À qui songerais-je donc? dit-il avec l’accent des désespoirs sans remède.
La femme recule, souffletée par cet aveu, le cœur broyé de jalousie; elle cherche une vengeance, et, avec un sourire effroyable:
– Il ne fallait pas la tuer, alors!… Mais puisqu’elle est morte…
Gérard s’abat sur les coussins de la chaise longue et la tête dans les deux mains, sanglotant, il laisse déborder en laves de douleur le désespoir de son amour.
Sapho, le sein palpitant, la bouche tordue par le rictus de la haine, les yeux flamboyants, se penche sur ce désespoir, et halète:
– Elle est morte! Et c’est toi qui l’as assassinée, mon Gérard, car c’est toi qui as payé l’assassin!… Moi, je ne voulais pas, rappelle-toi!… Voilà que tu la pleures, à présent. Et moi, dis! Et moi, tu m’oublies donc? Je ne suis donc pas ta femme? Je ne suis donc pas celle qui peut aussi aimer et consoler?… Mes souffrances ne comptent pas, à moi! Que je passe les nuits et les jours à veiller sur toi, que je tremble de découvrir en chaque nouveau venu un agent de la Sûreté à la recherche de Lilliers ou de Charlot, cela importe peu, dis?… Je ne parle pas de mon amour… mais pourtant!… As-tu songé que le délire des étreintes peut t’offrir la consolation suprême? As-tu songé que les baisers d’une femme telle que moi peuvent te verser l’oubli, ne fût-ce que pour quelques heures?…
De plus en plus, la courtisane affolée d’amour se penche sur le misérable affolé de remords. Et il ne peut s’empêcher de l’admirer! Vaguement, il tend les bras… Ils vont s’étreindre…
À ce moment, on frappe à la porte…
Cette fois encore, les lèvres maudites ne se sont pas unies…
Dans le même instant, Adeline bondit en arrière, et Gérard fut sur pied. Avec l’effrayante rapidité du mime génial qu’il est en vérité, il compose son visage; il passe un crayon de carmin sur ses lèvres; il frotte ses joues d’une houppe de poudre rose; il s’arme d’un sourire… et, déjà, ce n’était plus l’être livide, décomposé, qui se tordait sur ce canapé…
– Entrez! dit-il de la voix ferme et sévère du maître qui s’étonne qu’on le dérange.
– Monsieur le baron m’excusera, dit la soubrette qui apparut. Une femme est là, qui refuse de s’en aller et veut parler à monsieur le baron!
– À trois heures du matin! Vous êtes folle, ma fille!… dit Adeline.
– Qu’on jette cette femme à la porte, voilà tout, ajoute Gérard.
– C’est ce qui a été essayé. Cette femme est arrivée pendant le gala de madame la baronne, et s’est installée à l’office. Maintenant, elle ne veut pas s’en aller. Elle exige qu’on dise à monsieur le baron qu’elle vient de la part d’un homme qui s’appelle… Jean… Jean Nib, voilà le nom!
– C’est vrai, j’avais oublié, dit tranquillement Gérard. Faites entrer cette femme!…
La Veuve est introduite…
Jeanne Mareil, maîtresse du comte de Damart tué par Hubert d’Anguerrand est en présence de Gérard et d’Adeline de Damart, maintenant baronne d’Anguerrand!…
– Que voulez-vous? demanda rudement Gérard.
– Vous parler à vous seul, répondit La Veuve. C ’est au fils d’Hubert d’Anguerrand que j’ai affaire, et non à d’autres.
La Veuve parlait avec une sorte d’orgueil farouche; et les deux damnés comprirent que cette inconnue aux traits durement accentués, à la bouche amère, aux yeux chargés de haine, tenait peut-être leurs destinées dans ses mains.
– Les secrets de mon mari sont les miens, dit Adeline de sa voix la plus caressante. Vous avez fait dire que vous veniez de la part de Jean Nib. Je sais ce que Jean Nib a fait ici, dans cet hôtel… Vous pouvez donc parler devant moi…
– Qu’avez-vous à nous dire? reprit Gérard avec la palpitante appréhension d’une catastrophe.
– J’ai à vous dire ceci, répondit La Veuve, que je hais de toute mon âme le baron Hubert d’Anguerrand, votre père. Ma haine, voyez-vous, c’est ma vie. Je hais comme je respire. Pour cesser de haïr, il me faudrait cesser de vivre. Et voilà des années que c’est ainsi.
– Pourquoi haïssez-vous ainsi mon père? demanda sourdement Gérard.
– Il m’a fait beaucoup de mal… beaucoup, dit-elle d’un soupir atroce. Entre autres reproches que je pourrais lui adresser, il en est un qui doit vous paraître suffisant: Hubert d’Anguerrand a tué le comte Louis de Damart; et Louis de Damart, c’était mon amant…c’était le père de mes enfants…