– Qui le saura?… Une lâcheté?… Et quand même on le saurait… Moi mort, qu’importe?…
Plus sourdement, avec un rictus féroce qui étonnait sur ce visage impassible et qui était peut-être sa véritable expression sous le masque d’homme du monde:
– De lâchetés! Il y en a quelques-unes dans ma vie!… Mais un monsieur qui a eu dix duels heureux ne peut être un lâche… Et puis…, et puis… oh! savoir que, si je mourais, cet homme la tiendrait dans ses bras comme je l’ai tenue, que les baisers d’Adeline seraient pour ce misérable!… Il s’assit, saisit la plume, et, d’un trait, sans s’y reprendre, écrivit:
«Monsieur,
Il est juste que vous sachiez, vous et pas d’autres, pourquoi je me suis battu, pourquoi j’ai été touché et pourquoi suis mort. J’aime la femme qui porte votre nom, et je n’ai pu supporter que de mes bras elle passât à ceux de mon rival et adversaire.»
Il signa et traça la suscription:
«À M. le baron. Gérard d’Anguerrand»
– Baptiste! appela-t-il, sans hausser la voix.
Le valet de chambre apparut.
– Baptiste, dit le marquis, je me bats en duel demain matin. Vous voudrez bien me réveiller à sept heures. Si je suis tué, vous ferez parvenir tout cela dans la journée. Allez.
Le valet de chambre fit un mouvement pour se retirer.
– Attendez! reprit le marquis.
Il eut une dernière hésitation, rapide comme ces flambées d’horizon qui, les soirs d’orage, illuminent tout à coup le ciel noir… et il saisit la lettre destinée à Gérard.
– Celle-ci à part, dit-il. Vous la garderez sur vous, et, si je suis tué, vous la remettrez sur le terrain même au destinataire qui est mon témoin.
* * * * *
Anatole Ségalens, lui aussi, écrivait.
La plume courait sur le papier, tandis qu’une fièvre lui battait les tempes et qu’un sourire très doux illuminait son visage.
Et voici ce qu’écrivait Anatole Ségalens:
«Mademoiselle,
Pour des raisons qu’il serait trop long de vous expliquer, il est possible que je m’en aille pour toujours, et alors jamais plus nous ne nous reverrions. C’est en prévision de cette éventualité possible que je vous écris. Vous trouverez dans cette enveloppe le gardénia que vos mains ont épinglé à mon habit. Cherchez sur cette fragile fleur déjà fanée le secret que d’un regard si fier vous avez arrêté sur mes lèvres: je vous aimais; mademoiselle… Que faut-il vous dire de plus? Rien, sans doute, sinon ceci: je vous aimerai aussi longtemps que je vivrai – et si loin que j’aille dans le voyage que j’entreprends, il m’est doux de partir en vous disant que ma pensée dernière sera pour vous. J’espère que vous me pardonnerez d’écrire ce que vous m’avez défendu de vous dire, puisque nous ne devons plus jamais nous revoir… si vous recevez ce mot.
Votre voisin.
ANATOLE SÉGALENS»
Ayant cacheté la lettre, Ségalens se coucha et dormit de bon cœur jusqu’à cinq heures du matin. Il fit une toilette soignée en murmurant:
– C’est aujourd’hui ou jamais le cas de paraître…
Alors il prit les lettres qu’il avait écrites et sortit.
Avant de sortir de la maison, il frappa au carreau de la concierge qui s’habillait pour sa besogne journalière.
– Madame Bamboche, si je ne suis pas rentré d’ici ce soir, voulez-vous avoir l’obligeance de mettre à la poste ces lettres et de remettre celle-ci à ma voisine?
– La bouquetière?…
– Oui, madame: c’est pour une commande chez un de mes amis.
– Très bien, monsieur Ségalens.
Une heure plus tard, Ségalens arrivait chez Max Pontaives qui, avec une charmante délicatesse, s’était substitué à son client pour tous les détails de l’opération et les dépenses. Bientôt arrivèrent le deuxième témoin et le médecin.
À six heures, on roula vers Neuilly-Saint-James.
– Où nous battons-nous? avait simplement demandé Ségalens.
– Dans une propriété que j’ai à Neuilly, répondit Pontaives.
À sept heures, la voiture s’arrêta devant la grille d’un élégant pavillon. La rencontre était pour huit heures.
Derrière le pavillon, c’était une vaste pelouse au milieu d’un jardin clos de murs.
– Voilà un bien joli cadre pour une passe d’armes, dit Ségalens. Mais qu’est ceci? Pourquoi ces gens?…
– Le public, répondit Pontaives.
De minute en minute, les voitures arrivaient et débarquaient devant la grille laissée ouverte des gens qui, peu à peu, se tassaient dans le jardin et prenaient leurs places comme à un spectacle; bientôt ils furent une trentaine, bientôt cent: journalistes, habitués de salles d’armes, le Tout-Paris de ces premières sensationnelles où nul ne connaît le dénouement du drame qui va se jouer, spectateurs plus avides de se montrer et d’être vus que de curiosité professionnelle ou de maladive émotion, et parmi lesquels rôde peut-être ce personnage invisible qu’est la Mort.
Ségalens fut étonné, mais garda son étonnement pour lui.
– Une mode, reprit Max Pontaives; elle passera, comme tant d’autres; en attendant, il faut vous y soumettre; votre adversaire a lancé deux cents cartes d’invitation… Vous aurez un beau public.
– Après tout, fit Ségalens, dont le sang s’échauffait, la coutume ne manque pas d’allure, et l’idée de M. de Perles d’envoyer des invitations me séduit tout à fait.
– Voici vos adversaires, dit tout à coup Pontaives. Je vous quitte un instant…
– Un mot, fit Ségalens. Je vous suis inconnu pour vous et vous me traitez en ami; comment pourrai-je vous remercier?
– En m’accordant votre amitié.
Là-dessus Pontaives sortit pour courir au-devant de ses hôtes.
Robert de Perles, à ce moment, descendait de son coupé avec Gérard d’Anguerrand, son premier témoin.
Une minute plus tard, les quatre témoins se retrouvaient sur la pelouse, et, marchant à la rencontre les uns des autres, se saluaient gravement.
Quelques instants après, Ségalens apparaissait en tenue de combat; puis ce fut Robert de Perles lui-même, très froid, saluant l’assemblée d’un sourire imperceptible.
Les témoins tirèrent les épées au sort.
Pendant cette opération, deux hommes, perdus dans la foule des spectateurs et engoncés dans le col de leurs pardessus, dévoraient des yeux Gérard d’Anguerrand, le premier témoin du marquis de Perles.
– Qu’en dis-tu? demanda l’un d’une voix si basse qu’à peine pouvait-on voir remuer ses lèvres.
– Je dis que j’ai vu cette figure-là. Et toi?…
– Moi, je dis que je veux perdre ma place de brigadier si cet homme ne s’appelle pas Lilliers de son vrai nom!
– À moins qu’il ne s’appelle Charlot! fit l’autre.
– L’agrippons-nous?…
– Pas de gaffe, mon camarade! Suffira de pister le client. En attendant, n’oublions pas que nous sommes à Neuilly pour étudier la localité qu’on doit déva1iser ce soir.