– La propriété du marquis de Perles… Eh bien! partageons-nous la besogne. Mois, je reste ici pour garder le contact avec celui qui, peut-être s’appelle Charlot… Toi, tu vas aller prendre des dispositions pour l’arrestation de la bande dénoncée par La Veuve…
À ce moment, Gérard venait de placer les adversaires sur la piste, et, tenant dans ses doigts les deux pointes des épées, prononçait:
– Êtes-vous prêts, messieurs?… Allez, messieurs!…
Les deux adversaires tombèrent en garde en arrière. Dans la foule des spectateurs, le silence devint plus profond. On ne connaissait pas Ségalens. Mais de Perles avait eu dix duels heureux, et c’était l’un des plus redoutables tireurs des salles de Paris. Fléchi sur les jambes, la poitrine rentrée, la tête légèrement penchée en avant, la pointe basse pour éviter les prises de fer, il offrait un frappant contraste avec Ségalens qui, la pointe en ligne, le torse bombé en avant, la tête droite cherchait à amorcer une attaque. Brusquement, sur un instant d’imprudente immobilité de Ségalens, Robert s’empara de son fer par un violent battement de quarte et tira à fond. Il y eut un frémissement dans la foule, et Gérard, s’avançant vers Ségalens, lui dit:
– Vous êtes touché, monsieur!…
Ségalens souriait; d’un bond en arrière, il avait évité la terrible attaque; à l’interpellation de Gérard, il répondit par un signe de tête négatif.
– Alors, monsieur, reprit Gérard, permettez-moi de regarder, pour dégager ma responsabilité.
Ségalens entr’ouvrit sa chemise de flanelle.
Robert de Perles ne le regardait pas ou feignait de ne pas le regarder; en réalité, du coin de l’œil, il surveillait ce groupe formé par Ségalens et Gérard d’Anguerrand, et tous deux il les enveloppait dans le même jet de haine enflammée. L’un d’eux était son adversaire, l’autre son témoin et ami, mais il eût été impossible, à ce moment, de discerner auquel des deux allait sa haine…
– Pardieu, monsieur, dit Ségalens lorsque Gérard eut terminé son inspection, je regrette pour vous que vous ne m’ayez pas cru sur parole!
Gérard se recula sans répondre et le combat recommença.
Cette fois Ségalens attaquait avec une fougue si méthodique, dans un tel enveloppement des feintes serrées, des contres vertigineux, que Robert se mit à reculer, la rage au cœur. Très pâle, ramassé sur lui-même, il répondait, parait, les coups de fer se succédaient, rapides, les attaques à fond venaient l’une sur l’autre. Dans la foule, les visages se contractaient, l’émotion grandissait, les deux adversaires étaient à cette limite extrême où le combat va devenir corps à corps, où le premier coup porté sera mortel, et Robert de Perles reculait, il semblait faiblir; déjà ses yeux s’égaraient, sa figure se convulsait… Ségalens se ramassa pour le dernier coup droit que depuis quelques instants il préparait avec une implacable méthode… Robert était perdu, la foule haletait…
– Trois minutes, messieurs! cria Gérard.
Ségalens abaissa la pointe de son épée:
Robert de Perles était sauvé!… Sauvé par Gérard d’Anguerrand qui, au moment terrible, venait d’arrêter net le combat.
– Sang-dieu! ne put s’empêcher de dire Ségalens, les minutes sont brèves à Paris!…
En effet, Max Pontaives qui, à ce moment, consultait son chronomètre, constata qu’il s’en fallait d’une vingtaine de secondes que la reprise de trois minutes fixée au procès-verbal fût accomplie.
Au bout de deux minutes, le combat fut repris; cette fois, c’était Pontaives qui le dirigeait.
– Avec moi, murmura-t-il à l’oreille de Ségalens, les minutes seront chronométriques…
– À la mode de Tarbes, fit Ségalens.
– Vous n’avez plus que deux mètres derrière vous! glissait Gérard à de Perles.
– C’est plus qu’il n’en faut pour prendre ma revanche! dit Robert avec un sourire livide.
L’instant d’après, les épées se croisèrent, et de Perles, attaquant par un formidable écrasement, bondit en roulant un double contre de quarte sur lequel il se fendit à fond.
– Malédiction! rugit-il en lui-même.
La pointe de son épée venait de se heurter à la coquille de Ségalens, et Robert, ayant pris, une autre lame, se remit en garde.
Cette fois, les deux hommes se risquaient davantage. De Perles préparait son grand coup, le coup terrible qui le faisait roi des salles d’armes, et dans la foule, ceux qui connaissaient ce tireur murmuraient en regardant Ségalens:
– Le pauvre garçon est perdu… le marquis va le tuer… il y va de sa réputation entamée par sa reculade de tout à l’heure…
En effet, à ce moment, Robert de Perles rompait d’un pas et semblait appeler, attirer son adversaire, d’un sourire sinistre; ses yeux, si froids d’ordinaire, fulguraient… Ségalens bondit en avant; c’était le moment terrible; devant le bond de Ségalens, le marquis, d’un seul temps, se fond en arrière et jette le bras en avant; à la même seconde, il s’écrase sur le sol, s’appuyant à terre de la main gauche, tandis que, de la main droite, il présente la pointe à Ségalens lancé dans son bondissement…
La foule, dans cette inappréciable seconde, est demeurée silencieuse, mais de tous les yeux, c’est un véritable cri d’angoisse qui jaillit… le malheureux jeune homme lancé sur le fer de Robert va s’enferrer!…
Et tout à coup, c’est un vaste soupir de soulagement qui monte de toutes les poitrines; par une violente contraction musculaire, dans un mouvement de conservation purement instinctif, Ségalens s’est arrêté en plein élan… arrêté à deux centimètres de la pointe que lui tend Robert écrasé sur le sol, dans sa manœuvre de traître… et aussitôt, à ce soupir de soulagement succède un cri que cette fois nul ne peut retenir… Emporté par son mouvement d’attaque, Ségalens, à l’instant précis où il s’est arrêté, a tendu le bras, son épée a décrit une parade de seconde qui chasse violemment l’épée ennemie, et par une riposte foudroyante, sa pointe pénètre à fond dans l’épaule droite du marquis!
Tumulte, tourbillonnement dans la masse des spectateurs; on s’approche, on se penche, les médecins se précipitent…
À ce moment, Robert de Perles ouvre les yeux, regarde autour de lui… et tout à coup ce regard atone de l’homme qui va mourir s’emplit d’une épouvante sans nom; ses yeux s’ouvrent démesurément et se fixent dans un vertige d’horreur sur quelque chose ou quelqu’un…
Quelqu’un!…
Un homme… un gueux… un être pâle et sombre, misérablement vêtu d’un bourgeron bleu d’ouvrier sans travail, les souliers boueux, un homme qui, appuyé sur un bâton, est entré dans le jardin au moment où Robert de Perles préparait son dernier coup!…
Il s’est approché en frémissant comme s’il avait le droit d’être là!…
C’est sur cet homme que le regard vacillant du blessé vient de se fixer…
Et cet homme, c’est Pierre Gildas, le père de Magali et de Zizi…
Robert de Perles eut un râle que chacun attribua à l’agonie et qui était un râle de terreur. Il se tordit un instant sur le sol, puis il demeura immobile, les yeux fermés…
Alors, le père de Magali eut un mystérieux et sombre sourire; il se recula, se perdit dans la foule, sortit de la villa, et, sans hâte, appuyé sur un bâton, prit le chemin de Paris…