Les médecins s’étaient agenouillés près du marquis de Perles, découvraient le buste, auscultaient la poitrine, visitaient la blessure…
– Il est mort! murmura l’un des médecins dans l’affolement de la première minute.
Et ce mot: «Mort!» courut de bouche en bouche; toutes les têtes se découvrirent…
À ce moment, un homme s’approcha de Gérard d’Anguerrand et dit:
– Pardon, monsieur le baron: mon maître est mort?…
Gérard reconnut le valet de chambre du marquis et répondit:
– Hélas! oui, mon pauvre Baptiste…
– En ce cas, répondit le valet de chambre, voici une lettre pour vous.
Et Baptiste tendit à Gérard d’Anguerrand la lettre que le marquis de Perles – l’amant d’Adeline! – avait écrite dans la nuit!…
Gérard prit l’enveloppe, la considéra un instant, puis, préoccupé des soins que lui imposait l’issue du duel où il était premier témoin du mort, il mit la lettre dans sa poche.
À ce moment, le médecin de Ségalens étudiait la blessure, grommelait entre ses dents:
– Mort? Cet homme n’est pas mort… et même… et même, j’ai idée qu’il en reviendra!…
* * * * *
Le blessé fut transporté dans sa propriété (voisine, on s’en souvient, de celle de Pontaives). Non, il n’était pas mort! Une heure plus tard, lorsqu’il eut été pansé, et qu’étendu dans son lit, la vie lui revint à flots, il ouvrit les yeux, jeta sur les personnes qui l’entouraient un regard de terreur et murmura:
– L’homme! où est l’homme!…
– Quel homme?
– Le condamné!… il s’est évadé… qu’on l’arrête!… murmura le marquis en retombant à la syncope.
– C’est le délire, fit le médecin, en hochant la tête.
* * * * *
– Eh bien? demanda anxieusement Ségalens à Max Pontaives lorsque celui-ci revint à l’hôtel de Perles où il avait été aux nouvelles.
– Soyez rassuré: on répond de sa vie.
– Ouf! dit Ségalens en pâlissant de joie dans la violente réaction qui s’opérait en lui.
– Ainsi, fit Pontaives d’un ton singulier, vous êtes heureux que Robert survive?
– Heureux? Certes! Je viens de passer une heure abominable. Je n’aurais jamais cru qu’il fût aussi terrible de se dire: j’ai tué un homme. Et pourquoi? Cet homme ne m’avait rien fait, à moi!… L’histoire de Magali, si triste qu’elle soit, ne me regardait pas, moi!… Allons, tout est bien qui finit bien.
– Ainsi, reprit Pontaives sur le même ton, vous croyez que c’est fini?
– Que voulez-vous dire?
– Je veux vous dire de prendre garde, et que vous avez là maintenant un redoutable ennemi. Robert de Perles est un haineux. Et il est terriblement armé pour la bataille parisienne. Il ne pardonne pas. Vous lui avez enlevé Sapho…
– Moi?… Allons donc!…
– Si cela n’est pas, tout le monde le croit, et c’est la même chose.
«Pour commencer, si vous avez besoin d’argent, ne vous gênez pas. Je suis riche; mon père a eu l’heureuse idée de me laisser quelque chose comme quatre cent mille francs de revenu. Et voyez la cocasserie, cet argent m’ennuie. Je suis seul. Je suis orphelin comme vous. Je ne me sens de goût pour aucune des innombrables pécores qui font les yeux doux à ma fortune. Et puis, fonder un foyer, une famille, m’empêtrer d’une femme, d’enfants… J’en ai le frisson rien que d’y songer.
«Et c’est pourquoi je commence par mettre ma bourse à votre disposition. Ensuite, laissez-moi vous conseiller de quitter votre taudis; logez-vous convenablement; ayez des meubles, une apparence de raison sociale; enfin, et ceci est plus grave: défiez-vous de Sapho, défiez-vous du marquis de Perles.
– C’est votre ami pourtant.
– Je n’ai pas d’ami, dit Max Pontaives. J’ai des connaissances. Si j’avais eu la moindre affection pour Robert, aurais-je consenti à être votre témoin contre lui? Soyez sûr qu’il ne me pardonnera pas plus qu’à vous. Mais moi, j’ai de quoi me défendre. Vous, au contraire, je vous vois bien faible et bien désarmé…
«Oui, oui… je sais ce que vous allez me dire: tout à l’heure, vous avez prouvé que vous saviez tenir une épée; mais c’est l’enfance de l’art, cela! À moins de tuer net votre ennemi, ce qui me paraît une des solutions les plus convenable, le duel ne signifie pas grand’chose. Le vrai duel, pour vous, sera dans votre maison, dans la rue, ici, partout, et surtout là où vous aurez besoin d’établir votre réputation et votre gagne-pain.
«Vous prétendez vivre de votre plume. Bon métier, excellent métier. Mais prenez garde! Le directeur du théâtre où vous voulez être joué, du journal où vous voulez être imprimé, l’éditeur à qui vous porterez vos manuscrits, tous ces gens ne se donnent pas la peine – ils n’en ont pas le temps, d’ailleurs – de peser ce que vous valez ou ne valez pas. Ce sont vos amis, vos camarades, vos connaissances qui vont vous faire votre réputation d’un mot, d’un haussement d’épaules, d’un sourire saisis par l’éditeur ou le directeur de théâtre.
– Bah! fit Ségalens. Si je ne puis vivre en vendant des lignes, je vivrai en vendant du calicot.
– Et vous croyez que c’est facile de vendre du calicot? Ah! comme vous venez de loin!… Calicot, romans, cafés, drames, toutes ces marchandises n’ont jamais qu’un public invariable, et le nombre des marchands a augmenté dans une proportion terrible.
– Vous m’effrayez! s’écria Ségalens en riant.
– Pas autant que je le voudrais pour vous convaincre, dit gravement Pontaives. Enfin, je serai là. Une petite guerre d’Iroquois n’est pas pour me déplaire. Ségalens et Pontaives for ever!
Les deux jeunes gens se tendirent spontanément la main, et chacun d’eux eut l’impression qu’il serrait une main ferme, vivante, palpitante de force et de loyauté.
– Voulez-vous de l’argent? demanda Pontaives.
– Non, répondit Ségalens.
– Passez-vous la journée avec moi?
– Cela je veux bien.
Les deux amis partirent ensemble de Neuilly. À la demande de Ségalens, Pontaives fit stopper faubourg Saint-Honoré, devant le fameux 55 où le jeune homme n’habitait qu’en fiction. La concierge lui remit plusieurs lettres; parmi elles se trouvait un petit bleu du directeur de l’Informateur, ainsi conçu:
«Mon cher confrère,
«Toute réflexion faite, je suis heureux de pouvoir vous offrir une chronique par semaine. Trois cent francs la chronique. Deux cent cinquante lignes au maximum. Vous prendrez le mardi qui est vacant. Sujets ad libitum. Mais je suis sûr que vous réussiriez admirablement la chronique mondaine et d’épée. Est-ce dit?
«Bien cordialement,
«CHAMPENOIS.
«P.S. – Sincères félicitations pour votre coup d’épée de ce matin.»
– Quand je vous disais que vous êtes le héros du jour! fit Max Pontaives.
Sur le soir, Ségalens rentra rue Letort. Mme Bamboche, sur sa demande, fouilla son tiroir pour lui rendre les lettres qu’elle avait reçues en dépôt.