Mais Mme Bamboche eut beau fouiller: celle qui était pour la bouquetière avait disparu.
– Voilà qui est drôle, dit Mme Bamboche dont l’honnêteté ne pouvait d’ailleurs être soupçonnée; je me suis à peine absentée de la loge ce matin, une heure après que vous m’avez remis ces lettres, et, comme d’habitude, j’avais fermé à clef…
– Cette lettre n’avait pas grande importance, fit Ségalens en déguisant le sourd malaise qu’il éprouvait.
– Ce qu’il y a de plus drôle, continua la concierge, c’est que Mlle Marie a disparu également.
Ségalens devint pâle.
– Que me dites-vous là? balbutia-t-il.
– La vérité… Ma jolie locataire n’est pas descendue de chez elle à son heure habituelle. À midi, ne la voyant pas encore, j’ai cogné à sa porte: pas de réponse, inquiète, craignant que la pauvre petite ne fût évanouie, bien malade enfin, j’ai fait ouvrir la porte: personne!…
XXII DRAMES DANS LA NUIT
La crise de désespoir d’Anatole Ségalens fut longue et terrible. Longtemps il demeura dans sa chambre, secoué de sanglots et se débattant contre une seule pensée:
– Si elle n’est plus, je ne puis plus vivre…
Jusque vers dix heures du soir, cependant une sorte d’espoir le soutint encore. Enfin il partit et se mit à errer à l’aventure. Il ne croyait pas à l’accident. Il devinait vaguement qu’il y avait autre chose. Mais quoi? C’était l’inconnu!…
Il s’en alla donc par les rues, poussé par l’espérance imprécise qu’il allait tout à coup la rencontrer. Onze heures sonnèrent, puis minuit… Tout à coup, Ségalens se retrouva sur un pont.
Il regarda autour de lui. Devant lui, à gauche, il reconnut Notre-Dame.
Ségalens s’accouda au parapet, présentant sa tête brûlante aux souffles glacés qui montaient du fleuve. Et alors des fantômes vinrent l’assiéger. Des pensées de mort et d’infinie désolation évoluèrent lentement dans son esprit. Il imagina et créa de toutes pièces la mort de Marie Charmant. Et voici: elle l’aimait… il en était sûr! Elle l’aimait autant qu’il l’adorait. Le matin, quand il était parti pour se rendre à son duel, Marie l’avait guetté… Marie l’avait vu remettre des lettres à Mme Bamboche!… Et c’était elle-même qui s’était emparée de cette lettre où il disait qu’il partait pour toujours!… Et, dans une désolation pareille à celle qu’il éprouvait, la jeune fille avait dû partir, errer dans Paris, s’accouder comme lui à un parapet de pont, et…
Ségalens eut un rauque soupir et ne se dit pas que la jeune fille pouvait avoir subi un des mille accidents qui sont à Paris le fait divers en permanence, de la poussière de drame. Il ne croyait pas à l’accident. Pas une minute, il ne supposa que peut-être, à cette heure, Marie Charmant était chez elle, ou bien qu’elle souffrait dans un lit d’hôpital. Son esprit enfiévré s’était aiguillé sur ce rêve d’amour et de mort; il y trouvait une joie sourde à se croire aimé, un désespoir sans bornes à savoir qu’elle était morte…
Hagard, livide, très près de la folie en ce moment où, avec une maladive précision, il reconstituait la mort de Marie Charmant, il se redressa tout à coup, les mains cramponnées au parapet, et, dans un dernier sanglot qui secoua tout son être, prononça à haute voix:
– Eh bien! puisqu’elle est morte ainsi, qu’est-ce que j’attends, moi, pour mourir comme elle?…
L’instant d’après, il enjambait le parapet.
* * * * *
Pierre Gildas qui s’était évadé il y avait de cela quinze jours de la Maison Centrale de Melun, allait donc en se tenant aussi ferme que possible. Peut-être lui eût-il été indifférent d’être arrêté, et c’est ce qui lui donnait un air de si tranquille assurance. Mais, si ferme qu’il se tînt sur ses jambes, quelquefois il vacillait tout à coup; alors, d’un énergique effort, il surmontait sa faiblesse, et, après un instant d’arrêt, il reprenait sa marche.
– Sacré bon sang, murmurait-il, est-ce que je vais crever de faim?… C’est terrible, la faim…
À un moment, il s’assit sur un banc du boulevard Poissonnière.
– Je leur ai tout de même joué le tour!… Mais vrai, ce n’était pas la peine! Voilà des mois que je rêvais de me trouver en face du marquis et de lui dire: «C’est moi! Vous ne m’attendiez pas? C’est pourtant moi, je vais vous régler votre compte!…» J’arrive à Paris, je piste le damné marquis, je ne le lâche pas pendant huit jours, et patatras! quand je crois le tenir, un autre s’est chargé de lui régler son affaire!… Trop tard, bon sang! le marquis est mort!…
«Non, ce n’était pas la peine de m’évader! Qu’est-ce que je vais devenir?… Il faut que j’essaie coûte que coûte de rentrer à la cambuse… Dire que je vais revoir ma petite Juliette… et ce singe d’Ernest… C’est drôle, l’effet que ça me fait!
Il eut un rire d’aise à la pensée de sa fille et de son fils. Il frémissait d’espoir.
Tout à coup il s’aperçut que la nuit était venue. Il se leva. Il reprit alors sa morne promenade, s’exerçant toujours à marcher d’un pas ferme. Il se dirigeait vers la Madeleine, le long des boulevards qui, maintenant, scintillaient, dans le tumulte des voitures, dans cet énorme bourdonnement qui semble être le murmure de la vie heureuse. Ayant gagné les Champs-Élysées, il se reposa longtemps sur un banc, allongé, invisible dans l’ombre opaque. Il pouvait être dix heures.
– Allons, fit-il, le temps d’arriver à la maison, il sera minuit… ce sera le bon moment pour passer et entrer…
Mais comme il allait se secouer, se lever, il demeura figé, étendu sur un banc: à vingt pas de là, deux ombres venaient d’apparaître. Pierre Gildas reconnut que c’était une femme accompagnée d’un gamin. Ils causaient entre eux, tranquillement, et Pierre Gildas les entendit:
– Alors, comme ça, disait le gamin, on va retrouver Biribi au rond-point?…
– Oui, au rond-point, répondait la femme. Et les autres, là-haut, à I’Étoile…
Pierre Gildas avait eu un profond et violent tressaut de tout son être:
– Zizi!…
Il eût voulu bondir, courir, saisir son enfant dans ses bras… il était, comme paralysé…
Et, comme enfin, dans un suprême effort, il allait parvenir à jeter un cri, il demeura foudroyé, les yeux exorbités, la pensée vacillante, l’âme emplie d’horreur…
Zizi… son fils… oui, son fils venait de parler encore… et, répondant à une question de la femme, voici ce que disait Zizi:
– Pas de danger, La Veuve! J’ai pas envie de rejoindre le dab! Je me ferai pas piéger comme lui, moi! Mais, vous savez, La Veuve, pas de blague: je veux ma part de fafiots!
– Je te dis qu’il y a plus de cinquante mille, puisque tu auras ta part… ta part d’homme.
Le murmure des voix s’éteignit; les deux ombres s’effacèrent dans la nuit… Pierre Gildas, sur son banc, frissonnait et râlait:
– Voleur!… Voleur comme moi!… Mon fils!
Il se remit en marche, murmurant des mots sans suite, avec, parfois, une plainte faible de pauvre être harassé qui ne comprend rien à sa destinée. Il n’avait plus de fils, mais il lui restait sa fille.
Et, de nouveau, les tortures de la faim s’acharnaient sur lui. L’idée de mendier ne lui venait pas; peut-être n’eût-il pas osé… Seulement, comme il passait devant un restaurant joyeusement illuminé, il eut un grondement de colère et un juron qui, sourdement, roula entre ses dents.