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– Qui appelle?… Que se passe-t-il?… Pourquoi suis-je ici?
Gérard d’Anguerrand venait d’ouvrir les yeux. Les soins de Marie Charmant l’avaient à demi ranimé et les cris qu’elle avait poussés avaient achevé de le réveiller. Il essaya de soulever sa tête qui retomba pesamment. Alors il sentit prés de l’épaule la brûlure des chairs déchirées. Quelques instants, il chercha dans sa tête à s’expliquer ce qui s’était passé. Brusquement, le souvenir lui revint, et avec le souvenir, la terreur: il se vit seul. Son père n’était plus là et la première pensée de Gérard fut:
– Il a été chercher la police… Je suis perdu!…
Cette pensée le galvanisa: Gérard blessé grièvement – mortellement peut-être – se leva. Ses nerfs se raidirent. Ses muscles se tendirent. Il y eut en lui une violence de volonté qui dompta la faiblesse du corps.
Ce fut d’un pas ferme qu’il se mit en marche, l’œil au guet, l’oreille aux écoutes, pareil au sanglier décousu qui cherche à éviter les chiens pour aller mourir à sa bauge. Gérard, sans inquiétude, eût été incapable de remuer un bras; il fût resté étendu à sa place, évanoui, et peut-être eût-il succombé. Gérard fouetté, cinglé, cravaché par la terreur de la police, retrouva de la vigueur dans ces réserves que la nature cache au fond de tous les êtres, et où il est impossible de faire la part des muscles et la part de cette force inconnue que l’on peut appeler le fluide vital… Gérard descendit l’escalier… Gérard, dehors, réfléchit, s’orienta et se mit en marche.
XXX LES CŒURS-BLEUS
Huit heures sonnaient lorsque Zizi et La Merluche, quittant la rue de Clignancourt, se dirigèrent à angle droit sur le marché Saint-Pierre, situé au pied de la Butte. En hiver, à cette heure-là, ce coin de Montmartre forme un flot de silence dans la mer de rumeur qui l’enveloppe. Alors que, tout autour, la chaussée Clignancourt, le boulevard Rochechouart, la rue d’Orsel sont encore grouillants et lumineux, les abords du marché Saint-Pierre sont déserts déjà et forment une silencieuse solitude. Cela tient à ce que la vie de Paris s’arrête au pied du mur à pic. Au delà du mur, c’est la rampe escarpée qui grimpe en pentes rapides et que couronne la masse énorme du Sacré-cœur. Les vagues du grand flot parisien qui battent leur plein au-dessus du boulevard Rochechouart se brisent déjà à la ligne de ce boulevard, puis s’échappent à droite et à gauche.
La Merluche et Zizi se dirigèrent donc vers le terrain vague qui, à cette époque, s’étendait derrière le marché. Il était clôturé de planches. Mais, bien entendu, ces planches, qui étaient là officiellement pour servir d’infranchissable barrière contre les rôdeurs, ne servaient qu’à abriter lesdits rôdeurs contre les regards indiscrets.
Zizi écarta l’une des planches et se glissa dans l’intérieur, suivi de La Merluche, qui remit la planche en place.
– Nous sommes chez nous, dit Zizi.
– On va rigoler, fit La Merluche.
– Tu vas voir!…
L’entourage de planches formait à son extrémité un angle aigu. Au fond de cet angle, et accroupis, cinq ou six individus se racontaient des histoires en attendant l’arrivée de Zizi. C’étaient des gamins dont le plus âgé n’avait pas quinze ans. La Merluche, qui avait dix-sept ans, était le vieillard de cette bande, et il en eût été le Nestor si la nature l’avait au préalable doué de quelque intelligence. Mais la nature avait oublié, impardonnable distraction. La Merluche était bête. Il ne devait son grade de lieutenant qu’à son âge avancé. Zizi, au contraire, était arrivé au capitainat par ses seules ressources.
À l’approche des deux nouveaux arrivants, la bande ne bougea pas. Simplement, on se serra pour leur faire place. Et on continua d’écouter celui dont c’était le tour de raconter une histoire. Zizi et La Merluche s’assirent en tailleur comme leurs camarades, et se mirent à écouter. L’histoire touchait à sa fin.
Lorsque l’«histoire» fut terminée, toutes les têtes se tournèrent vers Zizi, et toutes les voix éraillées déjà, avec des accents traînants, des relents de liqueur et de tabac, des modulations qui sont la hideuse musique du vice, bientôt celle du crime, toutes ces voix de gosse réclamèrent:
– À ton tour, Zizi!…
– Eh bien! je vais vous en dire une! fit Zizi. Moi, j’ai raté ma vocation. J’aurais dû me mettre fabricant de romans… Pas vrai que j’te l’ai dit souvent, La Merluche?
– Tu l’as dit, attesta fidèlement La Merluche. Mais dégoise…
– Oui, dégoise! reprit la bande en frémissant à l’avance.
Zizi, en effet, était le narrateur le plus écouté des Cœurs-Bleus. Il avait un talent spécial pour «empaumer» ses auditeurs.
– Je vais vous en conter une toute neuve, dit Zizi.
– Zut! fit La Merluche consterné. Une neuve!…
Dans toute la bande, s’élevèrent aussi des protestations et des plaintes.
– Le Petit Criquet! réclama l’un.
– Fantine et Cosette! supplia un autre.
– La Terreur de Montparno! demanda un troisième.
Chacun réclamait son histoire préférée. Mais tous élevaient la même protestation contre une histoire neuve. En effet, ce qui séduisait surtout ces imaginations primitives, c’était la certitude de frémir à tel passage, de pleurer à tel autre. Les personnages du Petit Criquet par exemple étaient de vieilles connaissances. Avec eux, pas d’erreur possible. Et quel plaisir de suivre le narrateur en murmurant: «C’est ça! c’est bien ça!» Tandis qu’une histoire neuve, ce sont des inconnus qui entrent en scène, ce ne sont pas des amis!
D’un geste plein de dignité, Zizi imposa le silence et dit:
– D’autour et d’hacher, ça n’en sera une neuve, ou j’ferme! Cric! ça y est-il?… Crac ça y est… Ça s’appelle: Marie Charmant ou la bouquetière persécutée!
– Tiens! fit La Merluche stupéfait.
– Ta boîte! Pose ta chique! Ferme ça! T’as assez vendu…
Ces diverses interpellations à La Merluche prouvèrent à Zizi que le titre de son histoire avait séduit la bande.
– Donc, vous saurez, continua-t-il, que pas bien loin d’ici, dans Lantinpuche, comme qui dirait rue Letort, à Montmartre, habitait une gosse de seize à dix-sept ans, jolie comme il y a pas plus jolie, et bonne avec ça, si bonne qu’elle n’avait rien à elle. Pour vous en donner une idée, elle était capable de se cambrioler elle-même pour secourir les malheureux. Et c’est pas les malheureux qui manquent! Justement, il y avait au-dessous d’elle un frangin et une frangine qui n’en menaient pas large, parce que leur dab était parti pour un grand voyage. Le frangin essayait bien, par-ci par-là, de rapporter n’importe quoi à la masse. La frangine avait beau, de son côté, s’user les mirettes à turbiner la nuit après avoir turbiné le jour, bien souvent ils auraient été obligés de se brosser le ventre si Marie Charmant n’avait été là. Alors, quand elle voyait la débine trop grande, elle descendait tantôt avec un pot-au-feu, tantôt avec une bouteille de cacheté, enfin jamais les mains vides. Et il y avait pas moyen de lui dire merci. Elle se sauvait si on lui parlait de ça. Et puis, elle vous avait des paroles réconfortantes. Les quarante pélauds qu’elle feignait d’oublier sur la cheminée, c’était rien; ce qui était tout, c’est qu’elle vous disait des choses… j’ai jamais su où elle les prenait… Elle pleurait avec la frangine et donnait des tapes au frangin. Tout ça, c’est pour vous dire que c’était une fille tout ce qu’il y a de plus chouette, le cœur sur la main, là…