Zizi toussa comme si quelque chose l’eût étranglé. Puis, devant ses auditeurs profondément attentifs, continua:
– Enfin, bref, Marie Charmant la bouquetière était connue dans le quartier comme la plus jolie et le meilleur cœur. Quant à lui faire de l’œil, c’était midi-quatorze pas moyen, mes enfants! Rien que d’un éclat de rire, elle vous rembarrait les amoureux; et elle avait bientôt fait de les envoyer à Dache.
– Une perle, quoi! fit l’un des cœurs.
– Tu l’as dit, bouffi!
– Malheur que j’aie pas connu une fille pareille ajouta l’un des plus vieux (quinze ans).
– Sois tranquille! tu l’aurais connue que ça aurait été le même prix. Elle n’aurait pas été pour ton naze, ni même pour le mien.
– Continue, Zizi! reprit la majorité qui, pareille au chœur des tragédies antiques interrogeant œdipe, demanda:
– Et quoi qui lui est arrivé à c’te pauv’ gosseline?
Zizi jeta un regard sur ses auditeurs et vit que tous s’intéressaient au sort de son héroïne. Et, pour intéresser cette bande de jeunes chenapans il n’avait fallu que ces deux mots: jolie et bonne… tant la beauté et la bonté vont de pair dans l’esthétique de ces cervelles pourtant incultes.
Voilà! continua-t-il. Vous saurez qu’à ce moment-là y avait une gonzesse de la haute qui était juste le contraire de la môme Marie Charmant. C’est-à-dire, pour belle, elle l’était, mais quelle gale! Une vraie teigne, que j’vous dis… du moins, je m’en doute! J’l’ai vue qu’une fois, mais ça suffit…
– Comment! tu l’as vue!…
– Elle est donc vivante, ta gonzesse de la haute!…
– C’est donc pas une vraie histoire que tu nous contes, puisque ça a l’air d’être arrivé.
– Fermez ça, commande Zizi. Laissez-moi vous dire la suite, et vous verrez si cette bougresse-là n’était pas un vrai chiendent. La baronne… C’était une baronne, faut vous dire!
– Mince!…
– La baronne, donc, en voulait à la pauvre petite bouquetière. Pourquoi? Ne me le demandez pas, vu que j’en sais rien. Mais elle lui en voulait à mort! Et voilà qu’un jour, ou plutôt une nuit, elle radine chez Marie Charmant et l’emporte dans un sapin jusqu’à sa cambuse où elle l’enferme…
– Sale rosse!…
– Pauvre petiote!…
– Elle voulait lui régler son, affaire, la bougresse!…
– Oui! dit Zizi qui recueillait avidement ces interruptions. Mais attendez! Voilà qu’il y avait un bon bougre, un gars d’attaque, un bon zigue, comme qui dirait un Cœur-Bleu, quoi! Et justement, Nénesse… c’est Nénesse qu’y s’appelle, le bon bougre… Nénesse, donc, si vous l’aviez vu, z’auriez juré que c’était l’un de nous!
– Vive Nénesse! fit la bande, vraiment flattée que le héros de l’histoire fût semblable à l’un d’eux.
– Nénesse, donc, flânochait aux alentours de la rue Letort, lorsque la baronne radina pour enlever la bouquetière afin de lui faire toutes les misères possibles. Qu’est-ce que fait mon Nénesse? Il grimpe derrière le sapin qui, après avoir longtemps roulé, rapplique enfin à la cambuse de la baronne, un vrai nid de hibou, malgré que ça soye beau comme l’Élysée. Voilà la baronne et la gosse qui descendent. La gosse ne disait rien, mais elle pleurait comme une Madeleine, et de l’entendre sangloter, Nénesse en avait le cœur à l’envers. La baronne se met à dire «Marchez, nom de Dieu! Pas la peine de tant chialer! J’veux pas vous bouffer toute crue sans boire un canon!» C’était une frime, comme vous pensez. Elle voulait bien la bouffer, la sale teigne, et la pauvre petite bouquetière s’en doutait bien. Mais, halte-là! Nénesse veillait au grain!
Toute la bande frémit – y compris La Merluche, qui avait fini par oublier qu’il connaissait Marie Charmant et qui, par conséquent, s’intéressait vivement à «l’histoire». Zizi reprit:
– Le lendemain, voilà mon Nénesse qui s’aboule sans faire semblant de rien dans le quartier de la baronne, qui jaspine avec l’un, avec l’autre, qui reluque la cambuse, étudie les moyens d’y entrer, enfin, une fois qu’il sait tout, s’en va en se frottant les mains et en se disant «y a pas! j’sauverai la gosse Marie Charmant!»
– Vive Nénesse! répéta la bande qui palpitait.
– Oui, ajouta l’un, mais la cambuse de la sacrée baronne doit être surveillée!
– Comment qu’y va faire, tout seul, le pauv’ Nénesse? dit un autre.
– Pourvu qu’on ne l’estourbisse pas!…
– Eh bien, voilà! reprit Zizi. Faut vous dire que Nénesse a une demi-douzaine d’aminches, comme qui dirait vous! Des zigues à la hauteur, pas froid aux yeux, pas les mains dans les poches… enfin, tout ce qu’il y a de plus rupin en fait de pégriots… comme qui dirait v’là vous, que j’vous dis!…
Les Cœurs-Bleus se regardèrent avec orgueil.
– Et alors, poursuivit Zizi, voilà que Nénesse a une bonne idée, ce qu’on peut appeler une idée chouettarde. Qu’est-ce qu’il fait? Il réunit sa bande, un soir…
– tenez! comme qui dirait ce soir!… – dans un lieu où y a pas de pet, vu que les flics aiment mieux se balader dans la rue où il y a du monde… – comme qui dirait ici!… – et voilà qu’il leur dit: «Voulez-vous m’aider à sauver la pauvre petite bouquetière?…»
Zizi profita de la stupéfaction des Cœurs-Bleus pour continuer:
– Non seulement on fera enrager cette bougresse de baronne en tirant de ses pattes la gosse qu’elle veut bouffer toute crue, mais encore on pourra se remplir les poches, vu que la cambuse regorge de monacos, de pendules et de couverts en argent, enfin de quoi faire la fortune de la bande des Cœurs-Bleus!… Coup double!… Ça vous va-t-y? Car, j’ai pas besoin de vous le dire, Nénesse, c’est moi!…
En un instant, toute la bande fut sur pied, entourant Zizi qui s’était levé.
– Y a pas! faut sauver la gosse!
– Pauvre petite bouquetière!…
– Eh bien! reprit Zizi, puisque nous sommes tous d’accord… Puisque nous jurons de sauver la gosse des griffes de la baronne… Esgourdez un peu! La cambuse se trouve rue de Babylone, au coin, du côté du boulevard des Invalos. Allons-y chacun de notre côté, pour que la rousse ne se méfie de rien! Et rendez-vous devant la piôle. À minuit tapant…
À minuit, toute la bande se trouvait réunie au coin de la rue de Babylone. Alors Zizi distribua les rôles. Il donna un aperçu plus ou moins vague de la topographie de l’hôtel. En effet, il avait à peine entrevu l’intérieur de la cour lors de son séjour rue de Babylone. Mais, chez Zizi, l’imagination suppléait à la connaissance positive des choses.
Lorsqu’il crut avoir clairement expliqué à chacun sa besogne, il murmura:
– Attention! ça y est?…
Ça y est! répondit la bande d’une seule voix.
– Eh bien, à l’assaut!… commanda le capitaine Zizi-Panpan.
XXXI L’AGENT FINOT