Cette brigade qui, à l’Hôtel des Deux-Savoies, était indifférente et eut eu horreur, peut-être, de faire du mal à l’homme et à la femme qu’elle venait d’arrêter; la brigade Finot, parvenue au pont d’Austerlitz, eût éventré Jean Nib et mordu Rose-de-Corail. Elle frémissait.
Lorsqu’il eut étudié la position, Finot donna ses ordres:
– Rendez-vous général à la Glacière. Un homme par le quai d’Austerlitz et le boulevard de la Gare jusqu’à la place d’Italie. Trois hommes par les boulevards Saint-Marcel et Arago. Un homme ici pour surveiller le quai. de la Râpée. Les trois autres derrière moi, par le boulevard de l’Hôpital.
Finot s’avança sur le pont d’Austerlitz, la tête basse, humant l’air, les dents découvertes par un rictus de haine, la main crispée sur le casse-tête, les épaules serrées, d’une marche ramassée prête à devenir un bondissement. Il était paisible et terrible.
Le pont franchi, il s’arrêta net, tourna deux ou trois fois sur lui-même, renifla, se baissa, se releva, frappa du pied, et soudain tomba en arrêt, le nez tourné vers le quai Saint-Bernard qui longe le Jardin des Plantes et la Halle aux Vins. Une minute d’attention furieuse, la jumelle de nuit aux yeux, puis un tressaillement, un grognement bref, un coup de sifflet…
Au coup de sifflet toute la brigade dispersée se rabattit; il y eut de silencieuses galopades, puis, brusquement, les huit hommes, haletants, furent autour du chef. Et Finot, rudement, prononça:
– Changement de front. Quatre hommes par le quai Henri-IV et l’île Saint-Louis. Les quatre autres derrière moi. Rendez-vous général au parvis Notre-Dame et de là sur la place Maubert.
Les deux zingueurs et les deux charpentiers s’élancèrent pour traverser à nouveau le pont d’Austerlitz et gagner le quai Henri-IV. Finot, frémissant de joie, s’élança le long du Jardin des Plantes, le cou tendu en avant.
* * * * *
Jean Nib et Rose-de-Corail, les yeux fixés sur la place Mazas, de l’autre côté du pont d’Austerlitz, furent bientôt rassurés; il ne voyaient rien. L’inquiétude de Jean Nib s’apaisa.
Il murmura:
– Filons, la gosse. Une fois à la Butte-aux -Cailles, nous serons sauvés…
À ce moment, Rose-de-Corail le saisit violemment par le bras.
– Regarde! fit-elle dans un souffle.
Trois hommes entraient sur le pont. Puis, plus loin, trois autres. Entre ces deux groupes, un homme seul.
Jean Nib fronça les sourcils. Une seconde il vacilla sous l’afflux de sang qui lui montait à la tête. L’envie se déchaîna en lui de marcher sur les sept hommes et de leur crier:
– Eh bien! oui, me voilà! Qui veut m’empoigner? Qui veut que je le surine?…
Un regard jeté sur Rose-de-Corail le fit pâlir.
– En route! gronda-t-il.
Tout cela avait eu la durée d’un éclair. Déjà Jean Nib entraînait Rose-de-Corail le long de la grille du Jardin des Plantes. Ils allongeaient le pas, sans courir. Ils tenaient leurs couteaux ouverts. Ils avaient des visages terribles. Ils étaient bien pareils à ces carnassiers qui, vers le matin, regagnent leur antre, serrés l’un contre l’autre, le mâle grondant et menaçant, la femelle silencieuse. Jean Nib disait:
– Si c’est Finot, il va monter à la barrière d’Italie. Il m’a deviné, c’est bon. Alors, nous, on passe par la Tournelle, l’Hôtel-de-Ville, les Halles et on regagne Montmartre… On va lui faire voir du chemin, va!
Il se mit à rire.
– Mon Jean… murmura Rose-de-Corail.
– De quoi, la gosse? T’as pas peur, dis?
– Peur d’être séparée de toi. Ils sont sur nous. Je les sens, là, sur mon dos… Jean! Jean! On va nous séparer!… J’aime mieux mourir… tu entends?…
Il frémissait. Une immense douleur l’étreignit au cœur à la pensée d’être séparé d’elle.
– Je te dis de ne pas avoir peur! gronda-t-il, essayant de la rassurer et de se rassurer lui-même…
Mais, lui aussi, il sentait qu’ils arrivaient, qu’ils étaient sur son dos… Le désespoir l’envahit…
– Écoute murmura-t-il, et sa voix rude prenait des inflexions d’infinie tendresse, alors, si nous sommes pris, tu aimes mieux qu’on meure tous deux?…
– Oui, oui, mon Jean! dit-elle en se serrant nerveusement contre lui.
– Eh bien! si ça arrive, s’il y a plus moyen, deux coups de couteau, un pour toi, un pour moi, c’est dit?…
C’est dit!…
À cette seconde, comme ils tournaient sur le pont de l’Archevêché, qui va s’appuyer sur la pointe de la Cité, derrière Notre-Dame, jean Nib tourna la tète, et, le long des grilles de la halle aux Vins, à cinq cents pas, il vit un grouillement d’ombres qui s’avançaient…
– Vite!… rugit-il en enlevant Rose-de-Corail dans ses bras.
En quelques bonds frénétiques, il eût franchi le pont de l’Archevêché, et s’élança vers le pont Saint-Louis pour gagner l’Hôtel-de-Ville…
À ce moment, à l’extrémité du pont Saint-Louis, apparurent quatre ombres qui marchaient sans hâte.
– Barrés! gronda Jean Nib.
Il déposa Rose-de-Corail à terre et jeta autour de lui des yeux hagards… le dernier regard de la bête à la tragique seconde de l’hallali…
– Frappe! dit Rose-de-Corail.
Jean Nib eut un rire de dément, étendit le bras vers un petit bâtiment bas, gauche, honteux et sinistre, échoué à la pointe de la Cité:
– La Morgue!… Nous serons tout portés, ma gosse!…
Du bras gauche, il souleva Rose-de-Corail qui l’enlaça et colla ses lèvres aux lèvres de l’homme… Le dernier baiser dans la mort!… Et lui, comme s’il eût voulu réaliser son mot terrible, d’un bond alla s’appuyer à la porte de la Morgue… «Nous serons tout portés».
– Adieu, la gosse!…
– Adieu, mon Jean!…
Elle se cambra, tendit sa poitrine… il leva son couteau très haut…
Et ce couteau ne retomba pas!
Jean Nib eut soudain, le frisson des mystérieuses terreurs et des étonnements au paroxysme.
Ce qu’il vit était une vision de délire, peut-être, car à ce moment…
Oui, à ce moment, la porte de la Morgue s’ouvrit…
Ou plutôt, elle s’entre-bâilla, doucement, lentement…
Jean Nib, les cheveux hérissés, le visage décomposé par l’épouvante, vit cette porte qui s’ouvrait, comme dans le dernier rêve de l’agonie…
Et soudain, l’épouvante disparut de sa pensée: il y eut au fond de son être un hurlement d’espérance insensée, et, de tout son poids, d’une poussée furieuse, il s’enfonça, Rose-de-Corail dans ses bras, s’évanouit dans la nuit de la tombe anonyme, s’incorpora à la Morgue, comme si lui et sa gosse fussent entrés vivants dans la mort!…
XXXVII VICTOIRE DE ZIZI
Nous avons laissé la bande des Cœurs-Bleus au moment où elle se jetait à l’assaut de l’hôtel d’Anguerrand.