– Il faut que tu dormes, dit-il; toutes ces émotions, cette blessure qui n’est rien en elle-même, tout cela va te donner la fièvre. Si vraiment tu as des choses à me communiquer, il sera temps demain…
– Tout à l’heure vous m’avez promis de me raconter le passé.
Le baron tressaillit, pâlit, et murmura:
– Tu le veux? Tu veux que je parle à l’instant même?
– Je vous en supplie…
– Soit donc! dit le baron d’une voix sombre. Il faut donc, mon enfant, que je remonte à une époque ou tu n’étais pas née encore. Tout mon malheur, et le tien, ma fille, et celui de ton frère Edmond, viennent de ce que je n’ai pas su, à un moment de mon existence, être franc avec moi-même. Mon crime tient tout entier dans ces quelques mots: j’aimais une jeune fille; cette jeune fille était pauvre, sans naissance, et moi, j’étais trop orgueilleux pour lui donner ma fortune et mon nom… Et pourtant, je l’aimais!… Tout est venu de là.
Le baron, pensif, s’arrêta un moment dans sa promenade lente et inconsciente.
Puis il reprît:
– Oui, ce fut une triste histoire que celle des amours du baron Hubert d’Anguerrand et de Jeanne Mareil… Je te demande pardon, mon enfant, d’exprimer sans voiles les sentiments et les événements. Pour que tu puisses juger, il faut des paroles claires et précises…
– Je puis tout entendre et tout comprendre, dit Lise avec une fermeté qui l’étonna elle-même.
– Jeanne Mareil n’était pas belle seulement. Elle était intelligente. Elle avait reçu une instruction de beaucoup supérieure à celle des filles du canton. Élevée parmi les plus riches demoiselles d’Angers, elle avait acquis le charme des manières qu’on ne retrouve que dans l’aristocratie; elle était bonne musicienne; elle peignait l’aquarelle, non pas comme une élève de couvent, mais avec un sens profond des beautés de la nature; elle pouvait soutenir une conversation avec les plus nobles dames de la province; elle eût fait une maîtresse de maison accomplie. Et ses dons naturels, ces dons qu’aucune éducation ne peut donner, cette vive intelligence, cette fierté d’âme, cette instinctive noblesse des attitudes, tout, en elle, exhalait le parfum d’un charme que, depuis… je n’ai plus retrouvé… Il semble donc que Hubert d’Anguerrand, aimant une pareille femme, n’avait qu’à l’épouser. J’oublie de te dire que Jeanne Mareil aimait le baron. Oui, quoi qu’il soit arrivé, si profond que soit l’abîme aujourd’hui creusé entre Jeanne et Hubert, je jure qu’elle m’aimait!
Le baron ajouta en lui-même:
Qui sait si elle ne m’aime pas encore? Et moi!… qui sait si je ne l’aime pas toujours?… Quoi! malgré ce que j’ai vu?… Quoi! j’aimerais la tourmenteuse de ma fille?… Hubert d’Anguerrand, continua-t-il sourdement, n’avait qu’à demander Jeanne Mareil à elle-même et à sa mère. Il eût été accueilli avec joie. Et, dès lors, c’était une existence de bonheur qui s’ouvrait devant lui. Au lieu de ce bonheur, le meurtre, le crime, les douleurs, les angoisses, les remords, la vieillesse avant l’âge, voilà ce que j’ai trouvé!… Bien des pauvres créatures ont souffert: toi, ton frère Edmond, ce Gérard même, moins criminel que moi, peut-être. (Lise pâlit, se raidit et serra les mains avec force.) Tout cela parce que j’étais riche et que Jeanne était pauvre, parce que je portais un titre et que Jeanne était fille de paysans… Tu vois à quel point mon crime fut sordide et vil… Mon crime, le voici au lieu de faire de Jeanne, ma femme, je voulus en faire ma maîtresse. Mon orgueil d’argent, mon orgueil de race, car je croyais alors qu’il y a des races différentes, tout ce qu’il y avait en moi d’orgueil insensé se révolta à la pensée des ricanements de l’aristocratie angevine conviée aux noces du millionnaire baron avec la pauvre fille d’une fermière… J’eus le courage d’exposer ces idées à Jeanne. Repoussé, j’usai de violence. Jeanne devint l’hôtesse du château, ou plutôt sa prisonnière. Sa force de résistance, digne d’admiration, car bien peu de femmes eussent montré une pareille vaillance, la défense farouche et enfin de compte victorieuse qu’elle m’opposa ne m’inspirèrent que des pensées de lâcheté. Lorsque Jeanne sortit du château, aussi pure qu’elle y était entrée, j’avais ruiné sa mère, et quant à la malheureuse enfant, je l’avais perdue de réputation… La mère de Jeanne mourut de chagrin; ce fut ma première victime…
Lise, toute pâle, les mains jointes nerveusement serrées, écoutait ce récit avec une sorte d’angoisse.
– La deuxième victime! continua Hubert avec un rauque soupir. Hubert la dédaigna, vécut à peine avec elle, et tandis qu’elle passait les plus belles années de sa jeunesse au fond du château de Segré, lui cherchait à s’étourdir à Paris… car il aimait toujours Jeanne Mareil. De temps à autre, aux grandes fêtes, Hubert faisait une courte apparition au château, puis ses visites s’espacèrent de plus en plus… De ce mariage, pourtant, naquirent trois enfants Gérard d’abord (Lise frissonna), Gérard que son père emmena à Paris dès qu’il eut six ans; dans l’espoir de se raccrocher au moins à une affection paternelle; puis, Edmond, puis enfin, toi, ma Valentine… Des années s’écoulèrent. Hubert d’Anguerrand, s’il n’avait pas oublié Jeanne Mareil, avait du moins à peu prés oublié qu’il avait perdu cette malheureuse. En tout cas, il se croyait oublié d’elle. Il ne venait presque plus au château. Ses domaines étaient gérés, sous la surveillance de la baronne Clotilde, par un gentilhomme ruiné qui s’appelait Louis de Damart…
«C’était un vieux camarade de collège. Nous nous connaissions depuis l’adolescence. Je ne te dirai pas grand’chose de cet homme, sinon qu’il était veuf et qu’il avait une fille… une fille que tu connais… une fille qui s’appelle maintenant Adeline d’Anguerrand…
Lise n’eut pas un geste, mais un imperceptible frisson la secoua.
– Veuf et ruiné, le comte de Damart vivait de mes libéralités; peu à peu, il devint une sorte d’intendant général de mes propriétés et je m’applaudissais de ce que ce fidèle ami s’occupât de soins auxquels je ne voulais pas m’arrêter. Il s’était établi prés du château, et je savais qu’il tenait compagnie à la baronne Clotilde; mais j’avais en lui une confiance illimitée; et quant à la baronne, si je ne l’aimais pas, il m’était impossible de la soupçonner. Ta mère, mon enfant, était une de ces douces et inébranlables vertus qu’on trouve encore au fond des provinces…
En parlant ainsi, Hubert d’Anguerrand jeta un furtif regard sur Lise. Mais la jeune fille ne semblait accorder à ces détails qui concernaient sa mère qu’un intérêt transitoire. Il continua:
– Le comte de Damart était devenu l’amant de Jeanne Mareil…
Cette fois, Lise tressaillit. Et l’intérêt passionné qui s’éveillait dans ses yeux à certains moments de ce récit reparut sur sa physionomie.
– Jeanne Mareil, qui n’avait pas voulu du baron d’Anguerrand, accepta l’amour de Louis de Damart.
– Je comprends, dit Lise d’une voix qui fit pâlir le baron; elle voulait se venger de vous. Poussée par vous à la honte, elle acceptait la honte. Perdue de réputation, comme vous le disiez, elle fit bon marché de sa réputation. Est-ce bien cela?
– Cela est affreux, murmura Hubert. Ma fille me parle comme me parlait Jeanne Mareil!… C’est bien cela, reprit-il tout haut. Je te félicite, ma fille, de si bien comprendre à quel point Jeanne Mareil était victime et à quel point ton père était misérable…