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Sous l’amertume de ces paroles, Lise ne broncha pas. Le baron eut un large soupir et continua:

– Comme je l’appris plus tard, de l’union du comte de Damart avec Jeanne Mareil étaient nés des enfants, ou tout au moins un enfant… une fille, je crois, je ne sais ce qu’elle est devenue.

– Comment s’appelait cette fille? demanda vivement Lise.

– Je l’ignore, répondit le baron avec un mystérieux étonnement devant cet intérêt que Lise prenait aux enfants ou à l’enfant de Jeanne Mareil.

– Il n’importe, reprit Lise. De ce que vous dites, il est tout de même certain que la fille de Jeanne Mareil est née sinon de la même mère, du moins du même père que Mme la baronne Adeline d’Anguerrand. C’est bien cela, n’est-ce pas, monsieur?

– C’est cela fit le baron en frissonnant au son de cette voix étrange qu’avait Lise.

– En sorte, continua Lise, que si cette fille de Jeanne Mareil vit encore et qu’elle se rencontre jamais avec la baronne Adeline, elle devra lui dire: «Aimons-nous bien, appuyons-nous l’une sur l’autre dans la vie, car nous sommes sœurs!…» C’est bien cela, n’est-ce pas monsieur?

– C’est cela! répéta sourdement le baron. Mais ce que tu dis ne peut pas arriver, Valentine!

– Et pourquoi?… Tout arrive…

– Tu oublies, mon enfant, qu’il y a trois heures à peine, j’ai enfermé cette femme perverse, vraiment maudite, et que je l’ai condamnée…

– C’est vrai! j’oubliais cela! dit Lise avec un accent qui pouvait être celui de la folie. Elle a voulu me tuer, n’est-ce pas?…

– Au moment où je lui faisais grâce de la vie, après l’avoir surprise préparant le poison qu’elle te destinait, elle a essayé de te poignarder…

Lise se mit à rire… La terreur s’empara du baron. Il s’agenouilla devant elle, prit ses mains glacées et murmura:

– Mon enfant, ma Valentine chérie, tu as la fièvre; cette affreuse histoire, qui est celle de ton père, te fait un mal horrible… ta blessure te fait souffrir… dis-moi… confie-moi tes pensées…

Elle le regardait de ses yeux fixes où roulaient des larmes désespérées.

– Je t’en supplie, prends un peu de repos. Je te jure que demain tu sauras tout!

– Maintenant!… murmura Lise. Oh tout de suite! Il le faut ajouta-t-elle avec une exaltation croissante. Ma blessure n’est rien. Je n’ai pas la fièvre. Je veux savoir!…

– Tu l’exiges?…

Elle fit oui de la tête.

– Je n’ai pas le droit de te refuser cela, à toi! fit sourdement le baron, qui se releva et reprit sa morne promenade. Il faut donc que j’en vienne maintenant au récit de mon véritable crime… Le crime que j’ai commis envers toi et ton frère Edmond… Un soir de décembre, Hubert d’Anguerrand débarqua à Segré pour passer les fêtes de Noël au château. Il avait laissé son fils Gérard à Paris, son intention étant d’y ramener sa femme, et Edmond et toi-même, au moins pour quelque temps; car on s’étonnait à Paris de la longue absence de la baronne Clotilde, ta mère. À Segré, Hubert, selon son habitude, monta à cheval et prit, seul, le chemin du château. Il avait dédaigné d’annoncer son arrivée. À une lieue du château, ou environ, une femme se dressa devant lui sur la route et arrêta son cheval par la bride. Aux premiers mots qu’elle prononça, Hubert reconnut Jeanne Mareil et mit pied à terre. Je te dis tout, mon enfant, je n’omets aucun détail de la nuit terrible, afin que tu puisses me juger impartialement et faire la part de chacun, dans le crime dont ton frère Edmond et toi avez porté le poids… Hubert d’Anguerrand eut une minute d’espoir, car il aimait encore Jeanne Mareil; tu vois que je ne cache rien de ma honte… Cet espoir s’écroula bientôt, et il reconnut que Jeanne Mareil venait à lui, le cœur ulcéré de vengeance. Elle commença par avouer, ou plutôt par proclamer que Louis de Damart, l’ami intime, était son amant à elle! Puis, quand elle vit que la haine s’allumait dans le cœur d’Hubert, elle ajouta que ce même comte de Damart était l’amant de la baronne Clotilde, et que les deux derniers enfants d’Hubert, c’est-à-dire Edmond et toi, étaient des enfants de cet homme. Elle accumula les preuves verbales. Et lorsque Hubert s’élança, il était fou de rage…

– Et Jeanne? dit Lise haletante; Jeanne Mareil?…

– Attends, répondit le baron avec ce même étonnement qu’il avait déjà plusieurs fois éprouvé. Hubert d’Anguerrand, lorsqu’il fut près du château, mit pied à terre, et, laissant là son cheval, pénétra chez lui en escaladant un mur. Il entra dans le château par une porte dérobée et monta les escaliers qui conduisaient à l’appartement de sa femme. En chemin, il rencontra un serviteur, et comme cet homme allait pousser une exclamation de joie, Hubert lui mit son revolver sur la poitrine. L’homme se tut, épouvanté. Hubert entra dans le salon particulier de la baronne et n’y vit personne. Il passa dans la chambre à coucher. Personne encore. Il pénétra alors dans le boudoir, et vit la baronne Clotilde assise prés de la cheminée, causant familièrement avec le comte de Damart. Ils lui tournaient le dos. Il avait ouvert la porte très doucement. Il était près de dix heures du soir. Le comte de Damart lisait un papier, et ta mère semblait approuver de la tête. Hubert écouta. Il entendit ou crut entendre ce que lisait Damart. C’était une page d’amour. C’étaient des déclarations passionnées. Hubert fit rapidement trois pas il visa et fit feu. Ta mère jeta une clameur d’épouvante, se leva toute droite et retomba sur le parquet, comme foudroyée. Cependant, ce n’était pas elle que la balle avait atteinte: Hubert vit le comte de Damart se lever péniblement et s’avancer en trébuchant. Il dit:

– Vous m’avez tué, Hubert!…»

«Au même instant, il s’abattit sur ses genoux, puis demeura étendu, serrant dans sa main crispée le papier qu’il lisait quelques secondes auparavant, comme pour le cacher dans un dernier effort de l’instinct.

«- Misérable! dit Hubert. Toi d’abord! Puis ta complice! Puis les deux bâtards!…»

«Je ne me souviens plus si je prononçai réellement ces paroles; mais je les entendis rugir sinon sur mes lèvres, du moins dans ma pensée. Tout était rouge autour de moi et dans moi. Dans cette effroyable seconde, j’eusse voulu tuer tout ce qu’il y avait de vivant dans le château, mettre le feu au château lui-même et m’ensevelir sous ses décombres… Lorsque Louis de Damart fut tombé à mes pieds, je le crus mort, et je sortis, hagard, fou furieux; je sortis, Valentine, ô ma fille adorée!… je sortis pour courir à la chambre où tu dormais avec ton frère Edmond… je sortis pour vous tuer tous les deux!… Dans ma course insensée, je vis des visages effarés, des yeux d’épouvante, des bouches grandes ouvertes, mais je n’entendis pas les domestiques qui criaient, couraient, se heurtaient; je n’entendais rien, le crime était en moi… J’eusse tué tout, te dis-je!…»

Le baron d’Anguerrand s’arrêta, comme si ces terribles souvenirs qu’il évoquait l’eussent écrasé. Lise le considérait avec une espèce d’effroi, tout crispé, sa haute stature ramassée, pareil à ce qu’il avait dû être dans la nuit tragique.

– Je te fais horreur, n’est-ce pas? reprit-il avec effort. Et pourtant tout cela n’est rien. Tout cela trouve sinon son excuse, du moins son explication dans l’état de folie furieuse où je me trouvais. Mais voici le crime… le vrai crime! Car, à supposer que Jeanne Mareil n’eût pas menti en exerçant cette affreuse vengeance, à supposer que ta mère, la baronne Clotilde, fût coupable, vous étiez innocents, tous deux, pauvres anges qui dormiez votre sommeil si pur dans vos petits lits… Tu avais trois ans, ma Valentine… Je levai…, oui, je levai mon poing comme pour écraser ta pauvre petite tête! À ce moment, Valentine, je sentis qu’on me touchait, je me retournai avec un hurlement comme les damnés peuvent en avoir, et je vis ton frère, ton frère Edmond qui était réveillé, qui essayait de se cramponner à moi, le pauvre petit, et qui joignait ses mains en disant: «Oh! père, vous voulez faire du mal à ma petite sœur!…» Je demeurai immobile… Ne crois pas qu’il y eut une détente en moi, non! pas de détente, pas de pitié, seulement, j’eus peur, Valentine!… Si tu es vivante, si ton frère Edmond ne mourut pas cette nuit-là, c’est par ma lâcheté que vous fûtes sauvés… Donc, je ne frappai pas mais, furieusement, je me mis à habiller ton frère, puis toi. Tu t’étais réveillée, tu pleurais, tu essayais de m’embrasser, et moi, je te repoussais.