Un sanglot souleva le sein de Lise.
– Alors, poursuivit le baron d’Anguerrand, l’horreur s’empara de moi. Je reculai, je m’écartai du cadavre. En me retournant, je me vis dans une glace; je vis un être livide, aux yeux égarés… C’était moi. Et pourtant… oui, malgré le serment du comte de Damart, j’avais encore des doutes!… Je pénétrai dans la chambre à coucher de ta mère. Elle était étendue sur son lit, et ses femmes lui donnaient des soins. Je les écartai. Je vis ta mère qui râlait. Depuis longtemps, elle était minée par une maladie de cœur. Je vis qu’elle agonisait: cette effroyable scène avait brisé les derniers liens qui la rattachaient à la vie. Je vis cela, Valentine! Et je ne songeai qu’à interroger ta mère mourante.
«Oui, même dans ce moment, ce qui parlait le plus haut en moi, c’était l’orgueil! Je parlai donc. Elle eut la force de me répondre. Toutes les preuves que m’avait fournies Jeanne Mareil, je les exposai l’une après l’autre. Et l’une après l’autre, d’un mot, elle les anéantissait. Quand ce fut fini, quand j’eus acquis la certitude de l’innocence de ta mère, je jugeai que j’étais le plus misérable des hommes. Je cherchais en moi une parole, une seule parole pour exprimer l’horreur que je m’inspirais à moi-même, et je ne trouvais rien. Et comme j’étais là, devant ce lit, incapable d’un geste, je vis que ta mère faisait signe à une femme de chambre de s’approcher… Elle semblait avoir oublié ma présence, et, lorsque j’y songe, cette sorte d’indifférence qui paraissait alors dans l’attitude de ta mère est une des choses les plus atroces de cette nuit. Lorsque la femme eut obéi, ta mère, d’une voix bien faible, mais qui m’ébranla comme un coup de tonnerre, prononça: «- Mes enfants!… – Nos enfants! hurlai-je. – Oui! je veux les voir avant de mourir. Je veux mes enfants!…» Alors, il me sembla que j’entendais des clameurs insensées… et c’était moi qui me ruais en criant: «Mes enfants! Edmond! Valentine!… Courez!… le parc!… Barrot!…» Il me sembla tout à coup que l’escalier ou je m’étais jeté s’effondrait, que les marches manquaient sous mes pas, puis je ne vis ni n’entendis plus rien…
– Pauvre femme! répéta Lise, de sa voix de douceur et de pitié.
Le baron tressaillit violemment. Il songeait:
– Pourquoi ne dit-elle pas: pauvre mère? Pourquoi m’appelle-t-elle monsieur?…
«Tu veux que je continue? ajouta-t-il tout haut.
– Plus que jamais! dit-elle avec fermeté.
– Je n’ai plus maintenant que peu de chose à t’apprendre… hasarda-t-il timidement.
– Vous croyez? dit Lise, non pas avec ironie, mais avec une sombre énergie qui fit frissonner le baron, Détrompez-vous, monsieur… J’aurai tout à l’heure quelques renseignements à vous demander.
– Des renseignements? balbutia le baron.
– Auxquels je vous supplie de répondre. Mais achevez d’abord… Vous voyez que je vous ai écouté avec tout le calme possible.
– Eh bien! puisque tu le veux, lorsque je revins à moi, je vis que je me trouvais dans une chambre du château. Le jour venait. Je voulus m’élancer pour courir sur les traces de Barrot… J’étais enfermé! Je criai, je frappai, je pleurai, je menaçai, et lorsqu’on ouvrit enfin, ce fut un juge d’instruction qui se présenta à moi. Je le connaissais. Il était venu à mes chasses. Il avait été commensal du château. Il me parla, non comme un juge, mais comme un ami. Je pleurai longtemps. Je lui dis tout, mais je ne parlai pas de Jeanne Mareil…
Pour la première fois, Lise leva sur le baron d’Anguerrand un regard attendri…
– Tu m’approuves, n’est-ce pas? fit le baron avec une sorte de joie. Cette femme s’était cruellement vengée, mais enfin je fis bien, à ton avis, de ne pas la dénoncer comme la cause première du malheur?…
– Oui! fit Lise faiblement.
– Ma fille… ma Valentine chérie… tu ne me hais donc pas trop?… Je ne te fais donc pas horreur?
– Continuez, monsieur, je vous en supplie…
– J’omis aussi, poursuivit le baron avec un soupir, de parler de toi et d’Edmond… Je passai sous silence mon vrai crime… le crime que j’expie depuis quinze ans! Car si j’avais avoué ce crime-là, si j’avais raconté que j’avais livré mes enfants, je sentais bien que je n’avais plus rien à espérer de la pitié des hommes, moi qui n’avais plus rien à espérer de la clémence de Dieu… Enfin, tout le drame fut circonscrit au coup de revolver que j’avais tiré sur Louis de Damart. Je fus laissé en liberté provisoire. Et, pour terminer sur ce sujet, je te dirai que, quatre mois plus tard, il y eut en ma faveur une ordonnance de non-lieu prononcée par le juge d’instruction, sinon par ma conscience. Je portais un des noms les plus respectés de la province. J’étais immensément riche. Le scandale qui m’eût frappé eût atteint toute la haute société angevine. De tous côtés, on s’entremit donc pour étouffer le scandale. D’autre part, le mort était pauvre, sans relations, sans appuis, sans liens dans notre société…
– Il avait une fille, pourtant!… Adeline ne fit donc entendre aucune protestation?…
– Ne parlons pas de cette femme! fit sourdement le baron.
– Cette femme, pourtant, dit Lise avec une sorte d’exaltation, vous l’avez enfermée.
«Après avoir tué le père, oseriez-vous donc aussi tuer la fille?
– Tu ne sais pas quels crimes a commis cette femme… et quels genres de crimes gronda le baron frémissant. Tu ne sais pas de quoi elle est capable Elle allait t’empoisonner, sais-tu bien!…
Lise était devenue blanche comme une morte.
– M’empoisonner murmura-t-elle au fond d’elle-même. Parce que je suis sa rivale! Parce qu’elle aime celui que j’aime!… Ô ma sœur!…
.
Son sein se souleva. Elle sentit que les larmes allaient déborder de ses yeux.
Elle se raidit!…
– Monsieur, dit-elle, il faut délivrer Adeline.
– Adeline! murmura le baron avec une stupeur immense. Tu l’appelles Adeline comme si tu la connaissais! comme si tu étais son amie!… Tu prononces ce nom maudit non pas seulement avec la pitié qu’on accorde aux condamnés, mais on dirait… Dieu me pardonne si je blasphème!… avec de l’affection!… Et moi! moi, ton père, tu m’appelles monsieur!…
Lise leva sur lui ses yeux de lumière douce et vibrante, ses yeux où étincelait la plus pure franchise.
– Si vraiment, dit-elle avec une ardeur concentrée, vous avez horreur du mal que vous avez fait, si vraiment il y a en vous la moindre pitié pour Louis de Damart tombé sous vos coups, quoi que vous ait fait sa fille, quoi qu’elle m’ait fait à moi-même, vous délivrerez Adeline…
Le baron porta ses mains à son front.
Il se sentait emporté par il ne savait quel affolant vertige d’étonnement et de terreur.
Cette pensée horrible lui vint que sa fille perdait la raison…
– Tu le veux? balbutia-t-il. Eh bien, soit! Quelque mal qu’il en puisse résulter, je rendrai la liberté à cette femme!… Puissé-je être la seule victime de la tigresse enragée que tu m’ordonnes de démuseler!…
Lise fit de la tête un signe de remerciement.
Puis elle reprit:
– Tout à l’heure, nous irons ensemble. J’aurai quelques mots à dire à Adeline…
«Maintenant, monsieur, continuez votre confession, je vous en prie…