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– Ce point? demanda Lise qui tressaillit.

– Tu vas le comprendre tout à l’heure… Barrot était venu à pied de Segré à Angers, en s’efforçant, fidèle aux instructions qu’il avait reçues de moi, de brouiller sa piste. Après un repos dans une misérable auberge d’Angers, il partit le soir du 24 décembre pour gagner les Ponts-de-Cé. De là, son intention était de descendre la Loire jusqu’à Ancenis où, certain d’avoir dépisté toute recherche, il comptait prendre le chemin de fer pour Nantes. Ensuite, il aurait, à pied, gagné Saint-Nazaire, où il se serait embarqué pour l’Amérique. Il tenait Edmond par une main, et toi, il te portait dans ses bras. Il m’a dit que tu dormais. Quant à Edmond, il marchait sans rien dire; le pauvre petit était résigné; Barrot m’a assuré que, par fierté, l’enfant s’efforçait de ne pas pleurer; il ne lui adressait jamais la parole, et le regardait avec des yeux noirs de colère lorsque Barrot essayait de plaisanter… Mais je vois que tu veux me demander quelque chose, Valentine… parle, mon enfant…

– En effet, dit Lise, avec une étrange tranquillité. Ce Barrot vous a-t-il dit que, par surcroît de précautions, il avait changé quelque chose au costume des enfants?

– C’est une des questions que je lui posai, et il me répondit qu’il n’y avait pas songé…

– Ainsi, reprit Lise, lorsque les enfants, la nuit de Noël, furent entraînés sur la route des Ponts-de-Cé, ils portaient le costume même dont vous les aviez habillés au château?

– Oui, les mêmes costumes…

– Avez-vous gardé un souvenir quelconque de ces costumes? Pourriez-vous me le dire?

– C’est facile, dit le baron d’Anguerrand, à qui ces questions causaient un trouble extraordinaire. Edmond était habillé d’une culotte et d’une blouse en petit velours gris, avec une ceinture de cuir à boucle d’argent. Il était chaussé de fortes bottines qui, sous forme de guêtres, montaient aux genoux. Il était coiffé d’un béret et couvert d’un pardessus en drap gris.

– Et moi? demanda avidement Lise.

– Toi, ma pauvre mignonne, dit le baron, qui, au souvenir de ces détails, ne put retenir un sanglot, tu portais aussi des guêtres, mais elles étaient en laine blanche… Ta robe était en molleton blanc rayé de bleu. Enfin, tu portais un manteau de laine blanche, avec capuche nouée au cou par deux grands rubans de soie bleue. Et tu étais adorable dans ce costume; tu avais un air grave et rieur à la fois… Il me semble te voir encore… Tu souris?…

Lise souriait en effet, et elle songeait:

«Maman Madeleine m’a montré cent fois le petit costume dont j’étais habillée quand je fus trouvée à la croisée des routes: c’était une jupe noire, un grand fichu de laine noire croisé autour de ma taille et me couvrant la tête, et des bas de laine noire…»

– Que penses-tu? fit timidement le baron. Il y a un instant, tu souriais…

– Continuez, je vous en prie, dit Lise avec une grande douceur.

– Soit! reprit le baron en poussant un soupir. Barrot sortit donc d’Angers, comme je te l’ai dit, te portant dans ses bras et tenant Edmond par une main. La neige se mit à tomber alors par flocons serrés, et Barrot fut sur le point de rentrer dans la ville. Mais il réfléchit qu’il trouverait aux Ponts-de-Cé une auberge pour y passer la nuit et qu’il y serait plus en sûreté qu’à Angers. Si Barrot avait suivi sa première inspiration, il serait vivant encore, sans doute, et moi, je vous eusse retrouvés dès lors… Barrot continua son chemin!… À cent pas de la Héronnière, il lui sembla voir un groupe d’ombres qui s’agitaient, mais il se dit que c’étaient des gens qui se rendaient à la messe de Noël… Tout à coup, il vit quelque chose qui bondissait et se ruait sur lui: au même instant, il se sentit à la poitrine un froid suivi d’une brûlure, il était blessé d’un coup de couteau. Il te déposa ou plutôt te laissa tomber dans la neige, lâcha la main d’Edmond et se mit sur la défensive. Presque dans la même seconde, il fut atteint d’un deuxième coup de couteau et tomba sur les genoux. Il vit alors qu’il était attaqué par trois hommes, tandis qu’une femme misérablement vêtue semblait faire le guet sur la route. Les trois hommes étaient sur lui et le frappaient à coups redoublés pendant quelques instants. Barrot se défendit avec la rage du désespoir, puis il sentit un choc à la tête et demeura étendu, sans mouvement. Pourtant, il n’avait pas tout à fait perdu connaissance, car il s’aperçut qu’on le fouillait, et une voix, tout à coup, s’écria: «- Je tiens le magot!… Filons, maintenant!… – Que faisons-nous des enfants? demanda l’un des hommes. – Emmenons-les», répondit une voix qui devait être celle de la femme. Puis Barrot sentit que sa tête s’affaiblissait de plus en plus, que sa raison s’égarait, et enfin, il perdit connaissance, pour ne plus se réveiller qu’en ma présence, dans cette chambre d’hôpital… Ayant terminé ce récit, Barrot ajouta qu’il se souvenait d’avoir eu l’imprudence de laisser voir un billet de mille francs dans l’auberge d’Angers. Sa conviction était qu’il avait été suivi depuis cette auberge. Mais quant aux gens qui l’avaient attaqué, il ne put rien m’en dire, sinon qu’il y avait, trois hommes et une femme.

– La femme qui, plus tard, a vendu Marie Charmant, c’est-à-dire Valentine d’Anguerrand, à la mère Gibelotte.

Voilà ce que songeait Lise.

XL LA FILLE DE LA VEUVE

Le baron d’Anguerrand s’était tu. Sur la fin de sa confession, le ton de sa voix avait graduellement baissé, comme si une grande lassitude se fût emparée de lui, et ses derniers mots s’étaient éteints dans un murmure presque inintelligible.

Le baron espéra un répit…

– Je t’ai dit, reprit-il, que dans le récit de Barrot, il y avait un point obscur.

Lise, de nouveau, parut violemment intéressée.

– Une chose est certaine, continua le baron. Barrot a été attaqué par trois hommes, avec lesquels se trouvait une femme. Il est également certain qu’il a entendu la femme s’écrier: «Emmenons les enfants…» Or, tu m’as dit que le métayer Frémont et sa femme t’avaient trouvée en cette même nuit de Noël…

Lise garda le silence.

– Voici comment je m’expliquerais les choses, poursuivit le baron. Ces gens auront sans doute pris peur, et, après t’avoir emmenée vers les Ponts-de-Cé, t’auront abandonnée sur la route.

– Pourquoi m’auraient-ils abandonnée, moi, et emmené Edmond? dit alors Lise en regardant le baron en face. Car s’ils nous avaient abandonnés ensemble, on nous aurait trouvés ensemble…

«J’ai dit que j’avais quelques renseignements à vous demander. Déjà vous m’avez appris quel costume je portais lorsque Barrot m’emporta… Écoutez moi, monsieur. Vous m’avez dit que j’ai été ramassée à la Héronnière par les assassins de Barrot. Or, c’est à la croisée des routes que j’ai été trouvée par mon pauvre père Frémont… Vous m’avez dit que je portais une robe blanche, un manteau blanc avec capuche et rubans de soie bleue, et que Barrot n’avait pas songé à changer mon costume. Or, maman Madeleine m’a montré bien souvent la petite jupe noire, les bas de laine noire et le grand fichu de laine dont j’étais couverte quand je fus trouvée…