Alors, surmontant cette terreur qui s’était emparée d’elle, elle s’avança jusqu’à quelques pas de cette porte.
– Rien ne m’oblige à entrer, murmura-t-elle en jetant aux environs un regard chargé de soupçons. J’ai peur…Pourquoi aurais-je peur?… N’est-il pas naturel que Mlle Marie Charmant, qui se cache, ait choisi une pareille solitude?… Et pourtant… Mais si je veux, je n’entrerai pas.
Et elle leva les yeux vers l’une des deux fenêtres aux volets disjoints qui s’ouvraient à quelques pieds au-dessus du chemin… Elle s’attendait à voir paraître la silhouette noire… et il est sûr qu’alors elle se fût sauvée, même si on lui avait fait signe d’entrer!
Mais La Veuve ne parut pas!…
Quelques minutes s’écoulèrent… Lise, peu à peu, se rapprocha de la porte ouverte… elle passa devant… elle vit un escalier qui montait au terrain d’en haut…
De nouveau, elle regarda les croisées… mais elles demeurèrent closes.
Alors, la terreur s’évanouit de l’esprit de Lise pour faire place à une inquiétude plus précise… Elle imagina que La Veuve parlait à Marie Charmant, lui racontait sa rencontre, et que la bouquetière, pour des raisons qu’elle ne pouvait évaluer, refusait de la voir… Insensiblement, Lise se rapprocha de nouveau de la porte; elle hésita quelques instants encore, puis, tout à coup, elle entra en murmurant:
– Coûte que coûte, il faut que je la voie… que je lui dise…
Dans le même instant, la porte se referma derrière elle. Lise se sentit saisie par derrière, et poussée non dans l’escalier qui montait au jardin d’en haut, mais vers une salle basse, de plain-pied avec la rue Saint-Vincent. Dans la seconde qui suivit, elle se vit dans une pièce obscure, et entendit La Veuve qui, de sa voix morne et glaciale, sans apparence de triomphe, disait:
– J’aurai eu du mal, mais tu y es venue tout de même!…
Lise rassembla toutes ses forces et parvint à murmurer:
– Que vous ai-je fait, madame?… Vous me sembliez si malheureuse, tout à l’heure, dans la rue… j’ai eu pitié de vous… n’aurez-vous pas pitié de moi?
La Veuve garda longtemps le silence. Puis elle dit:
– Ah oui…, dans la rue!… Figure-toi que je sortais… j’étais venue à tout hasard, pour voir s’il n’y aurait rien de nouveau là-bas. Non. Rien de nouveau, je sentais le désespoir gonfler mon cœur jusqu’à le faire éclater, et, tout à coup, qu’est-ce que je vois?… Ma petite Valentine!…
– Je ne m’appelle pas Valentine, dit Lise en frémissant.
– Pas Valentine?… Soit! Lise, n’est-ce pas? Oui, c’est bien cela!… Lise, soit!… Vois-tu, quand je t’ai vue, j’ai cru que j’allais tomber… et puis, quand je t’ai dit de me suivre!… Non, je ne recommencerais pas ce moment-là pour une fortune, puisque tu es toute ma fortune, toi. Dire que j’ai eu le courage de ne pas tourner la tête une seule fois! Je savais bien ce que tu pensais, va! J’étais dans ta peau, dans ton âme, et je savais quelle épouvante je faisais lever en toi… Je savais que, si tu avais un seul soupçon de mon angoisse, tu te sauverais… Mais je t’aurais rejointe! Je t’aurais tuée, tant pis! en pleine rue!
«Il vaut mieux que les choses se soient passées ainsi. Te voilà, c’est l’essentiel. Oublions le reste. J’ai à te prévenir seulement que, cette fois, tu ne t’échapperas pas… Quant à ce que je vais faire de toi, je n’en sais rien encore… Non, inutile! inutile de joindre les mains, de pleurer, de supplier… J’ai à t’apprendre que je te déteste, que je t’ai toujours détestée dès la seconde où Jean Nib t’a amenée à moi!… Enfin, il faut que je te fasse du mal… On m’en a assez fait à moi! C’est ton tour… Ce que je ferai de toi? continua La Veuve, comme si elle se fût parlé à elle-même, je vais y réfléchir. On ne sait pas… En attendant, tu sauras que la porte est solide et que tu pourras crier: on ne t’entendra pas. Il y a là un lit. Tu peux te reposer. Tous les jours à midi, tous les soirs à sept heures, je t’apporterai à manger… Voilà. Tu peux dire que tu es séquestrée, que c’est un crime; je le sais, et je sais ce que je risque… Il y a des crimes qui ne risquent rien…
En prononçant ces étranges paroles, La Veuve parut tout à coup tomber dans une pénible méditation et oublier la présence de Lise. Puis, secouant la tête, elle sortît sans jeter un regard à la jeune fille.
XLII LE RENDEZ-VOUS DES CROQUE-MORTS
Depuis quelques semaines, le Rendez-Vous des Croque-Morts était sujet à caution. La police y avait fait des rafles. Des bruits sinistres couraient sur le patron que les escarpes surveillaient étroitement, prêts à le tuer au moindre signe de trahison. Mais le chef en question avait fait savoir qu’il serait le soir au Rendez-vous des Croque-Morts, et, soit discipline, soit curiosité, rôdeurs, gens de sac et de corde, chevaux de retour s’étaient dirigés ce soir-là vers le cabaret.
C’est vers neuf heures et demie que la porte s’ouvrit tout à coup et que parut une sorte de brute colossale aux mâchoires de dogue, aux cheveux roux, au nez écrasé. Il entra en se dandinant lourdement, et s’assit à une table au milieu de la salle.
Cet homme, c’était le chef disparu qu’on attendait.
C’était Biribi…
Zidore avait blêmi en voyant entrer Biribi, et il avait glissé quelques mots à un garçon qui, aussitôt, s’était dirigé vers la porte du fond. Biribi avait suivi des yeux ce manège, et, au moment où le garçon allait sortir, il dit tranquillement:
– Ici, Coco!
Le garçon obéit et s’approcha:
– Assieds-toi là, devant moi, et ne bouge plus, continua Biribi.
– Mais, protesta Coco, il faut que je m’occupe de l’office. Qui servira?
– Si tu veux que je t’éventre, tu n’as qu’à bouger d’ici, dit Biribi.
En même temps, il sortit son couteau et, d’un violent coup, le planta devant lui dans le bois de la table.
Le garçon, pâle comme la mort, s’assit. Le patron Zidore eut le soupir d’angoisse du condamné qu’on amène au pied de l’échafaud. Mais, derrière son comptoir, il s’occupa activement à laver les verres, comme s’il n’eût rien vu, rien entendu. Biribi fit un signe à l’un des escarpes. Et cet homme, se levant aussitôt, alla s’adosser à la porte du fond… Dans l’assemblée, il y avait eu un frémissement: quelques paroles rapides s’étaient échangées.
– Ça va barder…
– J’aime mieux être dans ma peau que dans celle de Zidore…
Mais presque aussitôt, ces têtes blafardes, estompées et vaguement dessinées dans le nuage de fumée, reprirent leur physionomie d’indifférence. Seulement, les traits s’étaient tendus; au coin des prunelles flambaient de petits étincellements rouges, et les narines reniflaient la proche odeur du sang…
– Et comme ça, reprit Biribi avec un ricanement qui découvrit ses dents de loup-cervier, quoi qu’il y a de neuf dans Lantinpuche, les aminches?