– Tu mens! hurla Zidore dont les cheveux se hérissaient. Tu mens comme un sale roussin. J’y ai rien dit! La tête sous le couteau, vrai de vrai, j’y ai rien dit! j’y ai rien dit!…
Biribi se tourna vers deux escarpes placés à gauche de Zidore.
– Dévidez! fit-il. À toi, la Tête-de -Veau.
Zidore se mit à trembler et essuya son front couvert de sueur froide: ces deux bandits étaient dans le cabaret le soir où Jean Nib y était venu, à la recherche de Rose-de-Corail.
– Tu y as si bien dit, affirma Tête-de-Veau, tu y as si bien dit que j’t’ai vu à genoux devant Jean Nib, et que je l’ai vu, lui, sauter par-dessus la palissade comme s’il avait eu trente-six mouches derrière lui: il filait à la Pointe-aux -Lilas, tiens!
Zidore poussa un faible gémissement. Il se sentait perdu: tous les témoins étaient à charge.
– À toi, le Rouquin! reprit Biribi.
– Dame! fit le Rouquin, quéqu’tu veux, mon pauv’ Zidore! On peut pas dire que tu y as rien dit puisque tu y as dit! À preuve que la Tête-de -Veau et moi, nous avons pris un mêlé-cass et que j’ai dit à la Tête-de -Veau: «Va y avoir du pet à la Pointe-aux -Lilas, mais si jamais Biribi sait que Zidore a mangé le morceau, ah! malheur!…»
– C’est bon! fit Biribi. Y a pas d’erreur.
Et Biribi, les lèvres troussées par son ricanement, les yeux sanglants, abattit sa poigne énorme sur le cou du pauvre diable.
– Marche! gronda-t-il.
Et, dans cette seconde, rien n’eût pu l’empêcher de tuer. Il eût tué pour le plaisir de tuer. Il devenait la personnification de la hideur excessive; les rares et amorphes sentiments humains qui pouvaient ramper à l’état de larves dans ce cerveau s’évanouissaient:
il n’était plus que la brute, l’anthropoïde rué sur une proie, le gorille énorme éprouvant la joie ténébreuse de la destruction…
Il poussait Zidore devant lui, vers la porte du fond, et les escarpes trépignaient, leurs femelles se penchaient pour mieux voir la tête livide et déjà cadavérique de l’infortuné qui, dans l’effondrement de toutes ses forces, n’avait plus qu’une plainte ininterrompue:
– Miséricorde!… mes amis… non… c’est pas possible… miséricorde…
Il disparut dans le terrain vague, Biribi derrière lui. Une seconde encore, on entendit ses grognements plaintifs, puis un grand cri, puis quelques râles brefs puis plus rien…
Biribi reparut…
Son mufle se tendait comme s’il eût cherché une nouvelle victime, ses narines reniflaient; il était épouvantable, ramassé, grondant quelque chose qui devait être un rire de satisfaction, le couteau rouge au poing, Si épouvantable qu’un silence tragique s’abattit soudain sur la bande.
À ce moment, le sifflet de la sentinelle déchira la nuit.
– La rousse!… La rousse!…
Il y eut une rapide dislocation de cette troupe fantastique, des jurons, une ruée d’ombres aux apparences chimériques, un grand souffle de terreur qui balayait la salle, et puis, au dehors, dans la nuit, sous la pluie battante, des glissements confus de choses fuyantes…
Biribi était demeuré à la même place, son couteau au poing. Il ricana:
– Ce n’est pas la rousse. C’est un pante. Tas de lâches! Ils n’ont même pas reconnu le sifflet…
Il essuya tranquillement son couteau, le ferma, le mit dans sa poche, et alors, il s’aperçut que trois ou quatre des escarpes étaient restés dans la salle, le Rouquin, Tête-de-Veau… sans compter le garçon, Coco, à demi-mort de terreur. Biribi le secoua:
– Un litre de raide, gronda-t-il. Et plus vite que ça!…
Le garçon fit un effort, parvint à se mettre debout, et. flageolant sur ses jambes, alla chercher un litre d’eau-de-vie qu’il plaça devant Biribi et ses compagnons réunis à la même table.
À ce moment, la porte qui donnait sur la route s’ouvrit, et un homme entra en disant:
– Bonsoir, la compagnie. Garçon, ajouta-t-il, en frappant sur la table à laquelle il s’assit, une tasse de café, si vous en avez…
Biribi considéra un moment le nouveau venu avec une sorte de stupeur; puis, brusquement, il éclata de rire.
– Ça, dit-il, c’est farce. Ohé! les aminches, vous allez voir du nouveau!… (Il s’approcha du client qui, de son côté, le voyait venir en souriant.) Est-ce que mossieu me reconnaît comme je le reconnais? ricana-t-il.
– Parfaitement, mon brave. Vous êtes le cocher à qui j’ai eu l’honneur de donner une leçon de politesse au fond de la rue Letort… Enchanté de vous revoir en bonne santé.
L’homme qui parlait ainsi releva vers la colossale brute une tête fine, narquoise et paisible. Il était vêtu simplement et même pauvrement; mais, à ce costume d’emprunt, qui pouvait être celui d’un employé dans la misère, ses attitudes donnaient une sorte de grâce et d’élégance.
Cet homme, c’était Ségalens, Anatole Ségalens qui, tantôt accompagné de Max Pontaives, tantôt seul, poursuivait son enquête sur le monde de la pègre.
Nous retrouvons donc Ségalens au moment où il préparait, son septième article sur la pègre parisienne, c’est-à-dire, en réalité, continuant sa recherche fiévreuse, guidé par son seul instinct, recueillant avidement les rares indices qui pouvaient le mettre sur la piste de Marie Charmant.
Biribi s’était assis devant lui, les coudes sur la table. D’un signe imperceptible, il avait appelé ses acolytes, en sorte qu’au bout de quelques secondes, Ségalens se vit entouré de hideuses physionomies: le Rouquin avait pris place à sa droite, la Tête-de -Veau à sa gauche; en face de lui, il avait Biribi et deux autres escarpes.
– Alors, reprit Biribi en ricanant, mossieu est venu s’humecter au Rendez-Vous des Croquemorts?
– Comme vous voyez, mon brave, et si j’avais su vous y trouver, je me serais fait un plaisir d’y venir à une heure moins tardive.
– Alors, mossieu ne refusera pas de trinquer avec nous?
«Coco, un verre pour mossieu. C’est moi qui régale!
– Pardon, dit froidement Ségalens, c’est toujours moi qui régale. Garçon, des verres pour ces messieurs, et deux bouteilles de votre meilleur.
– Au fait, les aminches, reprit Biribi, il faut que je vous présente à mossieu. Tel que vous le voyez, mossieu est tantôt vêtu en refileur de comète, comme ce soir, et tantôt en véritable milord.
– C’est comme vous, mon brave tantôt en cocher et tantôt en croque-mort.
– Je ne suis ni collignon de morts ni collignon de vivants, dit Biribi d’une voix sombre; je suis escarpe, voilà tout. Et mossieu?…
– Moi, dit doucement Ségalens, je suis journaliste.
Un mouvement de curiosité se dessina parmi les bandits; mais Biribi demeura indifférent en apparence.
– Il y a un louis pour chacun de vous, reprit Ségalens, si vous voulez répondre à mes questions.
– Les jaunets de mossieu, on les aura, qu’il les donne on non! ricana Biribi. C’est donc pas la peine de faire le fendant.
Ségalens sourit et songea: «Je croîs que mon septième article sera agréablement mouvementé.»
– Mais avant de visiter les profondes de mossieu, reprit Biribi, faut que je le charge de porter tous mes compliments à sa bourgeoise… la petite bouquetière de la rue Letort.