– Tu n’as jamais su ce que c’est que la boxe française, dit Ségalens. Que dis-tu de ce croc-en-jambe?…
Biribi tenta un suprême effort pour se dégager. Mais les genoux de Ségalens lui défonçaient la poitrine, ses mains, pareilles à des crampons de fer, réduisaient les bras du bandit à l’immobilité absolue.
– Je dis que je suis fadé, gronda Biribi d’une voix sombre. J’ai mon compte! Jean Nib et vous, vous êtes les seuls à pouvoir vous vanter d’avoir tombé Biribi… Et encore Jean Nib m’a pris en traître.
Et le bandit leva sur Ségalens un regard où la haine et l’admiration se mêlaient à dose égale.
– Si je te lâche, qu’est-ce que tu feras? reprit Ségalens.
– Si vous me lâchez, dit-il avec un soupir effrayant, vous pouvez être sûr d’y passer… Oh! pas tout de suite, bien sûr… Mais demain ou dans huit jours, ou n’importe quand, c’est moi qui vous crèverai…
– Réponds à mes questions, et nous serons quittes. Pourquoi, tout à l’heure, as-tu parlé de Marie Charmant?
– Parce que La Veuve m’a dit que vous avez un pépin pour elle…que vous en pincez, quoi!
– Et… cette jeune fille… reprit Ségalens d’une voix qui s’efforçait de ne pas trembler, peux-tu me dire ce qu’elle est devenue?
– Moi? Je sors de l’hôpital. Il y a près d’un mois que je n’ai revu la rue Letort…
– Ainsi, tu ne sais rien?…
– Rien de rien. C’est tout?…
– C’est tout. Tu peux t’en aller…
Ségalens se retourna brusquement et, à grandes enjambées, se dirigea vers la barrière… Biribi le regarda tant qu’il put le suivre dans la nuit. Puis, lorsque le jeune homme eut disparu, il continua son chemin le long des fortifications pour rentrer dans Paris par une autre porte.
– C’est drôle, songeait-il, on aurait dit que le pante avait envie de pleurer… La bouquetière a disparu. Quoi qu’elle est devenue?… Je le saurai, moi!… Comme l’autre… comme Rose-de-Corail.
Et la sauvage imagination de l’escarpe évoqua ces deux figures si dissemblables: Marie Charmant, Rose-de-Corail… Un instant, il les mit en balance, il les compara comme pour faire un choix.
Puis il gronda:
– Tant pis! il me les faut toutes deux! La peau du pante! La peau de Jean Nib!… Et à moi les deux gonzesses!…
XLIII ADELINE DE DAMART
De temps à autre, Adeline interrompait sa lecture pour jeter un regard sur Gérard. Mais lui, alors, comme gêné par l’ardente tendresse qu’il lisait dans ce regard noir, murmurait:
– Continuez, ma chère, vous lisez admirablement.
– Vous êtes bien? disait Adeline.
– Aussi bien que possible, chère amie…
– Vous ne souffrez pas?… plus du tout?…
– C’est fini je vous assure. Je me sens aussi fort qu’avant d’avoir reçu le coup de couteau de ce sauvage…
Alors, avec un soupir, Adeline reprenait sa lecture des journaux.
Gérard, les yeux à demi fermés, évoquait l’image de Lise…
Sa blessure était cicatrisée. Comme il le disait lui-même, il se sentait aussi fort qu’avant d’avoir reçu le coup de couteau de Jean Nib. Depuis deux jours, Gérard guéri, Gérard, après ce long tête-à-tête avec Adeline, se demandait ce qu’il allait faire maintenant…
Ce soir-là, au moment où Adeline finissait un journal et allait en prendre un autre, Gérard se leva du canapé où il était à demi couché, et se mît à se promener lentement. Adeline lisait les échos mondains, mariages, fêtes, décès… Gérard la vit pâlir.
– Qu’y a-t-il? Vous sentez-vous mal? demanda Gérard en se rapprochant avec un empressement et une émotion qui firent battre le cœur d’Adeline.
C’est l’étonnement, fit-elle, rassurez-vous… c’est ce que je viens de voir aux faits divers…
– Et qu’avez-vous vu? fit Gérard qui pâlit à son tour. Est-ce que la police…
– Non, non… de Perles est mort, voilà tout.
– Tiens! ce pauvre marquis dit Gérard aussitôt rassuré. Je dois dire que, lorsque j’ai vu sa blessure, je n’ai jamais pensé qu’il en reviendrait. Ce Ségalens lui avait fourni un maître coup d’épée.
Au nom de Ségalens jeté ainsi tout à coup, un flot de sang empourpra le visage d’Adeline, et son regard jeta un éclair de haine. Mais le moment n’était pas venu pour elle de s’occuper du mortel affront que lui avait fait Ségalens en dédaignant de venir à un rendez-vous qu’il avait paru accepter avec tant d’ardeur.
– Eh bien! vous vous trompez, fit-elle, Robert de Perles n’est pas mort de sa blessure.
– Un accident?… la fièvre?…
– Il est mort assassiné! dit Adeline qui avidement parcourait le fait divers.
Gérard frémit. Son visage se décomposa…
Il prit le journal des mains d’Adeline, qui parut se plonger alors dans une profonde méditation et il lut en effet ces lignes:
LE DRAME DE NEUILLY
«On n’a pas oublié le duel retentissant au cours duquel M. le marquis Robert de Perles fut atteint d’une blessure qui inquiéta fort ses nombreux amis. On ne saurait avoir oublié non plus que la villa du marquis, située à Neuilly, a été récemment l’objet d’une tentative de cambriolage heureusement déjouée par la vigilance de la police dont l’éloge n’est plus à faire.
«Il était dit que la fatalité s’acharnerait sur le jeune gentilhomme que Tout-Paris aimait et estimait. Il était dit que sa charmante villa serait le «théâtre d’un drame qui, malheureusement, devait avoir le dénouement le plus tragique. M. le Marquis Robert de Perles a été assassiné.
«Depuis quelques jours, M. de Perles pouvait se lever. Il avait résolu de reprendre son existence ordinaire en son hôtel de la rue de l’Université, si connu, si admiré de la haute société parisienne. Le personnel domestique installé à la villa était donc parti pour tout remettre en bon ordre dans l’hôtel… Le marquis n’avait gardé prés de lui que son dévoué valet de chambre, une fille de service et une cuisinière. Ces deux dernières logeaient dans les combles de la villa et n’ont rien entendu, n’ont pu donner aucun renseignement. Le valet de chambre couchait dans une pièce attenante à la chambre à coucher du marquis. Malheureusement, M. de Perles eut, avant-hier, la funeste idée d’envoyer cet homme à Paris, avec diverses commissions, en lui disant de ne revenir que le lendemain, c’est-à-dire hier matin, voulant que tous ses ordres fussent exécutés, et ces ordres devant entraîner un temps considérable. En effet, des premiers interrogatoires, il résulte que le valet de chambre ne put terminer ses commissions que fort avant dans la nuit et qu’il a couché rue de l’Université. Les premiers soupçons qui s’étaient égarés sur lui sont donc détruits par cet alibi.
«Hier matin, la fille de service et la cuisinière se remirent à leur besogne comme d’habitude. Elles ne remarquèrent rien d’anormal dans la maison, ni porte fracturée, ni fenêtre forcée. Il semble résulter de là que l’assassin devait être caché dans la maison, et que, son coup fait, il est simplement parti en escaladant le mur.
«Vers dix heures du matin, la cuisinière étonnée de ne revoir ni le valet de chambre ni son maître, se décida à aller frapper à la porte de la chambre à coucher. Ne recevant aucune réponse, elle prit peur, et à tout hasard, envoya chercher le commissaire de police de Neuilly. Ce magistrat ne tarda pas à arriver. Il fit forcer la porte par un serrurier et entra.