À ce moment, Pierre Gildas fit un pas. Ce mouvement suffit pour réveiller le marquis qui étendit le bras vers le tiroir de sa table de nuit où se trouvait un revolver. D’un bond, l’assassin fut sur lui, et abattit sa main sur le bras.
Le marquis se renversa sur ses oreillers et murmura:
– Cent mille francs pour toi et autant pour ta fille, si tu me…
Il n’eut pas le temps d’achever. La fin de sa parole expira dans une sorte de grognement sourd… Il se raidit, ses mains s’accrochèrent sur les draps, ses jambes, une minute, tremblèrent, agitées de violentes secousses, puis il se tint immobile.
Pierre Gildas, penché sur lui, se releva alors lentement, et, se reculant, contempla la funèbre vision.
Le marquis de Perles était étendu, livide, les lèvres crispées par le sourire de la mort, la chemise rougie par une large tache de sang.
L’assassin tenait à la main le couteau dont il avait frappé la victime.
Le geste avait été foudroyant… Pierre Gildas n’avait frappé qu’un seul coup, et c’était fini…
Sur le visage tourmenté de l’assassin, une sorte d’apaisement se faisait.
XLIX LES LOCATAIRES DE CHAMP-MARIE
Il faut nous transporter à la Morgue, dans cette nuit où l’agent Finot faillit s’emparer de Jean Nib et de Rose-de-Corail, à cet instant où Jean Nib, voyant s’entr’ouvrir la porte de la Morgue, pénétrait dans le hideux monument, sombre asile de la mort anonyme. Jean Nib ne se demanda pas comment cette porte s’était ouverte, quel macchabée se levant de sa funèbre couche de marbre, lui offrait un refuge. Il vivait une de ces minutes de vie exorbitée où l’imagination admet comme naturelles les visions du rêve. Il entra, voilà tout. Rose-de-Corail dans ses bras, le genou appuyé sur la porte, penché en avant, haletant, il écouta ce qui se passait au dehors. Il entendit le rapide colloque des policiers. Il entendit les ordres brefs de Finot. Il entendit que toute la bande se dispersait pour cerner Notre-Dame d’un coup de filet et aboutir au parvis. Puis, il n’y eut plus rien que le silence de la Morgue, où, seule., la mèche du falot accroché dans un angle jetait parfois une faible crépitation. Vingt longues minutes s’écoulèrent. Pendant ce laps de temps, Jean Nib demeura immobile et sans souffle, Rose-de-Corail dans ses bras. Elle ne bougeait pas. Seulement, elle avait fermé les yeux pour ne plus voir, ne plus comprendre, horrifiée jusqu’au fond de l’âme, ne vivant plus que par l’étreinte passionnée dont elle encerclait le cou de son homme. Enfin, Jean Nib la déposa sur le sol, poussa un rauque soupir:
– C’est fini… ils sont partis… n’aie plus peur…
– Je n’ai pas eu peur, mon Jean…
Alors, ils regardèrent autour d’eux, de ce long regard frissonnant qu’on a devant les spectacles d’horreur. Et Rose-de-Corail, serrée contre lui, leva son bras, tendit le doigt vers les deux dalles où l’homme égorgé, la femme noyée dormaient leur mystérieux sommeil.
– Maintenant, j’ai peur! fit-elle dans un souffle glacé.
– La Morgue! reprit Jean Nib dans un frémissement de tout son être.
Ses yeux se fixèrent sur les deux cadavres que désignait le doigt raide de Rose-de-Corail, et, d’un geste lent, de ce geste par lequel les vivants semblent flatter la mort dans le vague espoir d’être épargnés par elle, il mit bas sa casquette. Il y eut une minute d’effarement, de terreur, de respect, d’étonnement dans l’esprit de ces deux êtres enlacés qui, muets, palpitants, serrés comme pour se protéger l’un l’autre, contemplaient la mort dans son repaire le plus hideux, à l’heure funèbre où tout se tait au monde. D’étranges pensées les assaillirent. Des imaginations terribles passèrent devant eux comme une armée de fantômes, et l’angoisse secoua sur eux ses ailes cotonneuses et silencieuses comme les ailes des grands papillons de nuit…
Jean Nib se reconquit le premier, échappa à l’effrayante impression et murmura:
– La Morgue… Et après? C’est un hôtel dont la tenancière ne nous dénoncera pas… Ceux qui dorment là n’iront pas dire à Finot qu’ils nous ont vus…
– Allons-nous-en, Jean, je t’en prie, emmène-moi d’ici…
– Pas avant de savoir qui nous a ouvert la porte! dit Jean Nib.
– Le gardien aura oublié de fermer… Allons-nous-en, j’ai peur…
– On n’oublie pas de fermer la Morgue, dit Jean Nib. On peut oublier de fermer une prison, mais la Morgue, jamais… Et la porte n’était pas ouverte… On l’a ouverte… Qui l’a ouverte?
– Je tremble… J’ai peur, ô! Jean, plus que jamais je n’ai eu peur… Ô! Jean! si cet homme avec sa gorge ouverte allait se lever pour nous dire: c’est moi qui ai ouvert!.
Jean Nib la serra plus étroitement contre lui et secoua la tête.
– Tu blagues! gronda-t-il avec un rire nerveux. Les macchabées, s’ils savaient ouvrir les portes, commenceraient par ouvrir leurs tombes… Oh! oh!… tiens… regarde… là!…
Ses yeux, dans la nuit, à deux pas de lui, venaient de tomber sur quelque chose… une robe ramassée en tas… une femme tombée là, sur les dalles… Jean Nib vivement, examina le visage de la femme, et dit sourdement:
– Voilà celle qui nous a ouvert!…
– Morte, dis?… morte?…
– Non, par tous les tonnerres! Vivante! Oh! la pauvre gosse… Je comprends son histoire… on l’a crue morte, et elle s’est réveillée ici parmi les morts… c’est elle qui a tourné la clef sur la serrure… tourné la crémone… elle voulait fuir, c’est sûr…
– Mais maintenant!… morte?… dis?… morte de peur?…
– Vivante, te dis-je!… Attends que je voie sa frimousse… aide-moi à la soulever… là… on la voit…
– Oh!… grelotta Rose-de-Corail.
– Quoi?…
– La reconnais-tu?… La petite bouquetière!…
– C’est bien elle… oui, c’est elle… pauvre gosse?…
Un genou à terre, Jean Nib appuya la tête de Marie Charmant sur son autre genou.
Et pendant quelques instants, Edmond d’Anguerrand contempla, pensif et sombre, les traits délicats de Valentine d’Anguerrand…
– Faut la tirer de là! murmura Rose-de-Corail. Si elle se revoit ici quand elle va ouvrir les yeux, elle est capable d’en mourir.
– T’as raison, dit Jean Nib. Viens-nous-en…
Il souleva dans ses bras Marie Charmant toujours évanouie. Rose-de-Corail ouvrit la porte… Et ils sortirent…
– Remets la porte en place, dit Jean Nib.
Rose-de-Corail obéit et rajusta la lourde porte en tirant sur elle les deux battants. Jean Nib inspectait les abords. Tout était noir et silencieux. Aux environs, personne. Jean Nib descendit sur la berge et déposa Marie Charmant sur le sol. Rose-de-Corail trempa son mouchoir dans la Seine et se mit à humecter les tempes et les lèvres de la bouquetière. Au bout de dix minutes, Marie Charmant ouvrit les paupières… elle vit les hautes ombres des maisons, elle vit ces deux visages vivants, elle vit que tout, autour d’elle était vivant, et elle se mit à pleurer…
– Allons, ma belle, murmurait Rose-de-Corail, on est des aminches… pleure, pleure, va… ça fait du bien…
– Allons, la môme, disait Jean Nib, faut croire que nous devions nous revoir… Je t’ai déjà tirée un soir, près des fortifs, des sales pattes de la mouche, voilà que j’te tire à présent des pattes des macchabées…