– Dépêchons! gronda Jean Nib. Et remerciez-moi. Rien ne m’empêcherait de vous assommer…
– Voici ma montre, dit l’inconnu dont la voix cette fois, tremblait un peu.
– Inutile, fit Jean Nib. La galette, et c’est tout!
L’homme se fouilla. Deux ou trois billets, des pièces passèrent de sa main dans celle de Jean Nib qui dit alors:
– Descendez la rue sans regarder derrière vous, sans dire ouf, ou sans ça!…
Jean Nib tira son couteau… L’inconnu devint très pâle, et, ayant bredouillé quelques mots, se mit à descendre d’un pas chancelant. Lorsqu’il fut à l’entrée de la rue de Rochechouart, il se mit à bondir à bonds frénétiques et disparut… Jean Nib avait remonté vers le square d’Anvers…
– Quel dommage, songeait Ségalens, que je n’aie pas mon costume de rôdeur! J’eusse fait volontiers la connaissance de ce sacripant… Il a de l’allure, ce n’est pas là un vulgaire escarpe…
Ils étaient arrivés boulevard de Rochechouart. Et Ségalens, cessant cette fois de se cacher, marchait paisiblement à trois pas du bandit qui, son coup fait, sûr que nul ne l’avait vu, s’en allait, non moins paisible. Ségalens ne pouvait s’empêcher d’admirer sa haute stature, l’harmonieuse et forte élégance de cette silhouette.
– La charité, mon bon monsieur, fit tout à coup une voix de femme, toute sanglotante. Je ne sais pas où aller coucher avec mes enfants… je n’ose aller au poste… Oh! donnez-moi… si peu que ce soit… de quoi acheter du pain demain matin…
Ségalens s’était arrêté sans s’apercevoir que le rôdeur s’arrêtait aussi. Il frissonna devant l’affreux spectacle de la pauvresse, jeune encore, maigre à faire pitié, livide et grelottante sous sa méchante robe à laquelle s’accrochaient trois enfants déguenillés, avec de petits visages aux yeux immenses et résignés, toute une misère réelle, les épaves de quelque drame abominable…
Ségalens se fouilla vivement, et poussa un sourd juron: dans sa soirée, il avait dépensé tout son argent de poche.
– Ma pauvre femme, balbutia-t-il…je…
Il ne savait comment expliquer, et, intérieurement, il s’invectivait franchement en songeant que le prix de son dîner au restaurant du boulevard eût peut-être sauvé ces infortunés…
– Tenez! fit tout à coup une voix brusque et enrouée.
Ségalens tressaillit de la tête aux pieds. L’homme qui venait de parler, c’était le bandit, le voleur, l’escarpe!… Et le bandit, le voleur, l’escarpe tendait à la malheureuse sa main dans laquelle il y avait un billet et des pièces. Jean Nib, sans compter, avait puisé dans le tas, au fond de sa poche, et tendait ce qu’il y avait pris.
La pauvresse, devant la fortune qui s’étalait sous ses yeux, eut un geste d’effarement et leva sur Jean Nib un regard éperdu. Timidement, elle rentra sa main au lieu de l’avancer.
– Prenez donc! fit rudement Jean Nib. J’ai pas le temps de poser!…
Il fourra tout ce qu’il’tenait dans la main de la malheureuse, qui demeura muette, tremblante, extasiée, et qui, bien loin d’imaginer la générosité d’un voleur, supposa qu’elle avait eu affaire à un prince déguisé. Car les pauvres sont habitués, par une éducation séculaire, à penser de cette façon. Lorsqu’elle recouvra assez ses esprits pour essayer de balbutier un remerciement, le prince déguisé disparaissait au loin, accompagné du monsieur bien mis qui était peut-être son intendant… Jean Nib s’était éloigné à grands pas. Ségalens, tout étourdi de ce qu’il venait de voir, le suivait en songeant:
– Monsieur!… Eh! monsieur!…
– De quoi? gronda Jean Nib en se retournant. Avez-vous bientôt fini de me suivre? Lâchez-moi le coude, ou gare!
– Monsieur! dit Ségalens en soulevant son chapeau, je voudrais vous demander deux petits renseignements. Après quoi, je vous lâcherai le coude, selon votre pittoresque expression.
La scène se passait au coin du boulevard Ornano, près d’un bec de gaz. Jean Nib examina un instant l’homme qui, devant lui, le chapeau à la main, lui souriait.
– Qu’est-ce que vous voulez savoir? Parlez vite…
– D’abord, combien vous avez donné à cette pauvre femme, et vous demander d’être de moitié dans votre acte. Je serais vraiment enchanté de vous remettre demain, où vous voudrez, moitié de la somme… combien?…
– Je ne sais pas! dit Jean Nib étonné.
– J’estime qu’il y avait près de deux cents francs. Voulez-vous me permettre de vous faire parvenir, par le moyen qui vous conviendra le mieux, un billet de cent francs?…
– Pas la, peine. Merci. Est-ce tout?…
– Puisque vous refusez ma collaboration, ce dont je suis plus mortifié que je ne saurais vous dire, je passe à ma deuxième question: Combien y avait-il dans la poche du bourgeois que vous avez dévalisé tout à l’heure, le long des palissades de la rue Turgot?…
Jean Nib ne, broncha pas. Seulement, d’un regard envoyé en rafale autour de lui, il observa si l’homme qui lui parlait ainsi était bien seul, si l’escouade policière ne le suivait pas depuis la rue Turgot, et ne le cernait pas, maintenant. Jean Nib, de ses yeux, de ses oreilles, de son âme et de ses nerfs, deux secondes, écouta le silence et regarda la nuit… Non! dans le silence, il n’y avait pas d’embûche; la ténèbre ne cachait aucun traquenard… Mais alors, qu’était-ce que cet homme qui, le chapeau à la main, souriant, lui posait la question formidable?… Il plissa les yeux, étudia l’homme, une autre seconde!… Non! ce n’était ni un policier, ni un fou…
– Vous dites? fit Jean Nib dans un grondement…
– J’ai dit: Quelle somme avez-vous volée au bourgeois? répondit Ségalens, très paisible.
– Voilà une question à laquelle mon lingue seul peut faire une réponse.
– Bah! vous ne sortirez pas votre couteau!
Jean Nib se ramassa, pour l’attaque. Un flot de sang monta à son visage. Ses tempes battirent. Dans le même instant, Ségalens le vit, le couteau au poing… Une seconde encore et Jean Nib frappait… Et si Jean Nib avait frappé à ce moment, s’il eût suivi l’impulsion de sa nature violente, il eût frappé uniquement parce qu’il avait cru sentir dans la voix de cet homme le soufflet d’une raillerie… Mais Ségalens ne raillait pas. Ségalens, devant le couteau levé, ne fit pas un geste de défense, et prononça:
– Vous ne frapperez pas…
– Pourquoi ça? rugit Jean Nib.
– Vous voyez bien que vous ne frappez pas. Et vous ne savez même pas pourquoi. Je vais vous le dire, moi. C’est parce que vous êtes trop généreux pour blesser, tuer peut-être un homme qui ne vous fait pas de mal; c’est que vous avez trop de cœur pour employer votre arme de bataille contre quelqu’un qui ne se défend pas…
Jean Nib haussa les épaules, se mit à ricaner, puis, brusquement, il referma son couteau en grommelant de sourds jurons; puis il haussa encore les épaules et fit quelques pas pour s’en aller; puis, tout à coup, il revint sur Ségalens, et les poings crispés, les yeux sanglants, lui dit dans la figure:
– Je ne vous frappe pas parce que je serais arrêté pour assassinat et que je ne veux pas être guillotiné, voilà!
– Allons donc! il n’y a personne qui saurait que vous m’avez tué. Et moi-même, si j’en revenais, comment pourrais-je faire arrêter mon assassin, puisque je ne vous connais pas? Tout cela, vous le savez aussi bien que moi. Vous savez, de plus, que votre intérêt serait de vous débarrasser du témoin de votre vol. Vous l’avez dit à ma question, le couteau seul pourrait répondre. Et pourtant, vous l’avez mis à dormir bien tranquille dans votre poche, le couteau! Et pourtant vous ne frappez pas! Je vous dis, moi, que c’est parce que vous avez trop de cœur. Tout autre que vous, de la pègre, m’eût suriné dix fois déjà. De la pègre, vous en êtes. J’ai admiré tout à l’heure avec quelle habileté vous avez suivi le bourgeois. Évidemment, vous avez la longue habitude de l’affût, des marches silencieuses dans le sillon du pante. Pourquoi vous êtes de la pègre, je n’en sais rien. Mais je réponds que cela vous fait horreur, et que vous, qui vivez de ténèbres, vous méritez de vivre en pleine lumière.