– Qui êtes-vous? demanda Jean Nib haletant.
– Un curieux, voilà tout. Je n’ai pas besoin de vous dire que je ne suis pas un mouchard, vous avez trop l’habitude de voir et d’observer pour que vous ayez pu commettre une aussi grossière erreur.
– Qui êtes-vous? répéta Jean Nib dans un grognement furieux.
– Un curieux, vous dis-je! Ah çà, n’allez pas me prendre, au moins, pour un prédicant! Fi, la vilaine race! N’allez pas croire, mon cher monsieur, que j’ai entrepris de vous ramener dans les sentiers de la vertu! Il y aurait trop d’ouvrage à Paris!
– Que voulez-vous alors?
– Causer un peu avec vous, vous voir de près, examiner le monstre social que vous êtes…
– Écoutez, ce que je vois de plus clair, c’est que vous voulez faire ma connaissance?
– Très juste. Vous avez dit le mot. Je désire vous connaître.
Les deux hommes se mirent à marcher côte à côte, silencieux et pensifs.
– Je suis sûr, dit Ségalens, que vous vous demandez pourquoi je tiens à vous connaître… Je vais vous dire. D’abord, c’est à cause de votre geste, tout à l’heure. Quand je vous ai vu tendre à cette malheureuse votre main pleine d’or, je vous avoue que ça m’a remué… Car enfin, les gens qui, comme vous, font métier d’arrêter les gens pour leur demander la bourse ou la vie ne sont pas disposés en général à tant de générosité…
– Si ce n’est que ça, dit Jean. Nib, faut pas que ça vous épate. Sûr, les escarpes n’ont pas l’habitude de refiler leur galette aux mendigots. Moi non plus, j’en ai pas l’habitude. Si je travaille, c’est pour moi. Et puis, basta, les mendigots me dégoûtent. Mais cette femme qui pleurait… et puis surtout, c’est les gosses. Je ne peux pas voir un gosse avec une figure de misère sans que ça me mette dans des états… Alors, j’ai fouillé dans le tas, sans savoir, et la femme tenait déjà la galette que je ne savait pas encore ce que j’avais fait…
– Vous le regrettez?…
– Non. Au contraire, je suis content de savoir que les gosses vont avoir à bouffer. Seulement, si c’est pour ça que vous voulez me connaître, c’est pas la peine, voilà ce que je voulais dire.
– Écoutez, je connais votre profession, vous ne connaissez pas la mienne. Je vais vous la dire: j’écris dans les journaux.
– Ah! fit Jean, narquois. Eh bien! vous devriez leur dire, aux journaux, de ne pas écrire tant de bêtises sur les escarpes. Ils n’y entravent que dalle…
– Plaît-il?…
– Ils n’y comprennent rien, quoi! Moi, si j’écrivais dans les journaux, je voudrais au moins avoir vu de mes yeux ce que je raconterais.
– Eh bien! mon digne escarpe, s’écria Ségalens triomphant, c’est précisément l’idée que j’ai eue, et vous pouvez m’en croire, je me trouve très flatté de voir que vous approuvez cette idée! J’ai voulu savoir pourquoi il y a des gens qui tuent et qui volent. J’ai voulu les voir de près comme je vous vois. J’ai voulu leur demander pourquoi ils ont adopté ce genre de vie plutôt qu’une autre. J’ai voulu me promener là où il y a des escarpes, pour voir de mes yeux, et raconter ensuite ce que j’aurais vu. Comprenez-vous, dès lors, que je sois heureux d’être tombé sur vous comme sur un guide? Je ne connais pas les bons endroits, moi! Si vous voulez devenir mon compagnon de voyage dans ma descente aux enfers, vous n’aurez pas lieu de vous en repentir. Je vous promets de vous faire gagner de l’argent d’une manière moins…scabreuse que celle que vous avez adoptée…
– J’ai pas besoin de votre galette! dit brusquement Jean Nib.
– Soit! Acceptez-vous, en principe, de m’accorder votre collaboration?
– Je vous dira ça demain, dit Jean Nib après une courte hésitation.
– Demain, soit! fit Ségalens ravi. Mais où vous verrai-je?
– Au bar de l’Alouette, à l’encoignure du Sébasto, à midi tapant. Maintenant, tirez vous de votre côté, moi du mien. Si vous ne me voyez pas arriver au bar à midi tapant, c’est qu’y aura rien de fait. Au revoir…
Là-dessus, Jean Nib allongea le pas, sans tourner la tête, s’enfonçant dans la nuit, vers les fortifs. Ségalens demeura une minute à la même place, tout songeur, puis s’en fut à son tour, tournant le dos à la route qu’avait prise Jean Nib.
LI L’ESCARPE
Le lendemain, dès onze heures du matin, Ségalens attendait avec impatience au bar de l’Alouette.
À midi tapant, comme il avait dit, Jean Nib fit son entrée dans le bar. Ségalens le reconnut aussitôt, et vint à lui.
– Vous êtes donc décidé, fit-il.
– Oui. Des idées qui me passent par la tête. Le besoin de voir d’autres figures que celles que je vois d’habitude. Enfin, puisque me voilà, c’est que je suis décidé.
– Mais pourquoi m’avoir donné rendez-vous ici?
– Parce qu’ici, ça n’est surveillé qu’à partir du soir. On y est tranquille, une fois le coup de feu passé. Ici, à cette heure, je frôle des gens qui n’ont rien à voir avec la rousse. Je les envie. Ça me fait plaisir de les voir si tranquilles. Et parfois, je voudrais être l’un de ces hommes qui, après avoir bu leur tasse et allumé leur cigarette, jouissent en paix de leur heure de repos…
Ségalens regarda fixement le rôdeur et il se mit à interroger Jean Nib sur son passé. Mais à toutes ses questions, le rôdeur ne fit que des réponses évasives. D’ailleurs, leur entrevue, ce jour-là, fut assez courte. Jean Nib, dès que le bar se fut vidé de sa cohue de clients, voulut se retirer, et Ségalens, après avoir obtenu de lui un nouveau rendez-vous pour le soir même, n’insista pas, de crainte de l’effaroucher.
Le soir, ils se retrouvèrent. Jean Nib se fit le guide de Ségalens à travers les repaires de la pègre. Ségalens était tombé sur une mine insoupçonnée, et le calepin s’enrichissait de notes.
– Au moins M. Champenois ne pourra pas dire que je ne lui donne pas de l’inédit…
Les jours suivants, ou plutôt les nuits suivantes, l’association du reporter et de l’escarpe se continua activement. Cette étrange collaboration produisit une série de chroniques qui furent remarquées.
Une vingtaine de jours s’écoulèrent ainsi. Une sorte de rude amitié était née dans l’esprit de Jean Nib pour ce simple journaliste qui, dans les occasions les plus périlleuses, montrait autant de courage et de sang-froid que lui. Ségalens l’avait décidé à accepter de l’argent, et, scrupuleux, lui remettait la moitié du produit de ses articles, en l’appelant mon cher collaborateur.