D’ailleurs, ils ne s’étaient pas dit leurs noms.
Si Ségalens appelait Nib son collaborateur, Jean Nib l’appelait simplement son client.
Voici ce que chacun d’eux gagnait à cette fantastique association: Ségalens y gagnait d’avoir trouvé le guide idéal qui lui permettait de donner à l’Informateur cette fameuse série sur la Pègre. Jean Nib y gagnait d’assurer largement la vie de Rose-de-Corail et de Marie Charmant. Il avait payé un costume et même quelques bijoux à Rose-de-Corail. Mais ce n’est pas tout: il y gagnait surtout de pouvoir, à l’abri du besoin quotidien, préparer, le grand coup qu’il méditait. La grande occasion, il la cherchait. Rose-de-Corail, mise au courant, sentait que le moment approchait où son Jean s’enrichirait d’un coup.
Comme nous l’avons dit, une vingtaine de jours s’écoulèrent.
Et nous arrivons ainsi à l’époque où eut lieu l’assassinat de Robert de Perles par Pierre Gildas.
Une nuit, Jean Nib, en rentrant à la masure du Champ-Marie, trouva Rose-de-Corail debout, qui l’attendait.
– Jean, demanda-t-elle après l’avoir embrassé, est-ce pour bientôt?
– Oui, dit Jean Nib. Encore une petite quinzaine et ça y sera. Un gros, très gros paquet. La richesse, ma gosse!…
– Qu’est-ce que c’est? fit avidement Rose-de-Corail.
– Je ne sais encore. Seulement, j’ai pu pénétrer dans une maison, je te dirai où plus tard. Dans une armoire, j’ai trouvé deux paquets. Sur l’un, il y avait d’écrit «Ceci est la part de Valentine.» Sur l’autre, il y avait d’écrit «Ceci est la part d’Edmond.»
– Et alors? palpita Rose-de-Corail.
– Alors, dans les paquets, il y avait des papiers, des chiffres alignés… ça monte à plusieurs millions…
Rose-de-Corail frissonna longuement.
– Il y avait aussi d’autres papiers que j’ai lus… Je crois qu’avant une quinzaine l’affaire sera bonne. Autant que j’ai pu comprendre, on s’occupe de transformer les papiers en faflots… Quand l’opération sera en bon train, ce sera le moment d’agir. Qu’il y ait seulement trois ou quatre cent mille balles, et je fais la rafle… Ne m’en demande pas plus et laisse-moi préparer ta richesse… Une fois l’affaire faite, on file en Amérique. J’ai assez de Paris, moi…
– L’Amérique ou autre chose, peu importe, mon Jean, pourvu que tu sois avec moi… Mais écoute… Une quinzaine, soit! Seulement, ces quinze jours, nous ne pouvons les passer ici…
– Pourquoi? demanda Jean Nib.
– Il faut qu’avant deux jours, nous ayons filé. Aujourd’hui, en me promenant sur les fortifs avec la petite bouquetière, j’ai vu un homme arrêté devant la bicoque. Et il reluquait d’un drôle d’air.
– Un roussin?…
– Pas bien sûr… mais…
– Oui. T’as raison. Il faut partir d’ici au plus vite. T’as rien remarqué d’autre?
– Non, rien d’autre. Je crois que, même si c’est la rousse, nous pouvons rester encore un jour ou deux.
* * * * *
Le lendemain, vers neuf heures du soir, Jean Nib se retrouva avec Ségalens. Il avait passé la journée à étudier attentivement les abords de la masure du Champ-Marie. Bien qu’il n’y eût rien remarqué d’extraordinaire, il n’en était pas moins décidé à décamper. Mais pour aller où?…
La question qui se posait était terrible pour un homme de sa situation.
Aller se réfugier dans quelque hôtel borgne, c’était se livrer à la police.
Jean Nib, donc, voyait la nécessité impérieuse, immédiate, de fuir le Champ-Marie puisqu’un homme… un inconnu s’était arrêté devant la masure et l’avait regardée. Rose-de-Corail avait dû l’étudier, et si elle flairait un danger, c’est qu’il y avait du danger…
– Ce soir, dit-il brusquement à Ségalens, je ne vous accompagnerai pas.
– Pourquoi? fit Ségalens désappointé.
– Bah! ricana Jean Nib, des gens comme nous, vous savez, c’est comme l’oiseau sur la branche. L’oiseau se pose où il peut, simple moineau ou vautour, c’est la même chose. Il se croit bien tranquille. Et tout à coup, il aperçoit le fusil du chasseur… Alors l’oiseau cherche un autre arbre, plus loin, une autre branche… Comprenez-vous?
– Parfaitement. Ainsi, vous êtes forcé de déménager par cas de force majeure?
– Oui. Et il faut que je trouve pour demain un nouveau gîte… Ce sera dur! ajouta Jean Nib comme se parlant à lui-même.
– Et si je vous en avais trouvé un, moi? Un gîte sûr, tout à fait à l’abri, et où aucun des chasseurs que vous redoutez n’aura l’idée de venir vous chercher?… Allons, ayez confiance en moi, je vous garantirai la sécurité, au moins pour le temps où vous habiterez le logis que je vais vous proposer…
– Expliquez-vous, dit Jean Nib, attentif.
– Eh bien, en dînant, je vous expliquerai la chose. Pour ce soir, vous êtes mon hôte…
Ségalens fit signe à un taxi. Les deux hommes y prirent place. Et, sur l’indication de Ségalens, la voiture, dix minutes plus tard, s’arrêtait rue Drouot, devant un restaurant de modeste apparence, mais très coté parmi les amateurs de haute cuisine. Par un escalier dérobé, Ségalens, suivi de Jean Nib, monta à l’entresol, où à son appel, un garçon lui ouvrit un cabinet. La table fut dressée par un garçon empressé, rapide et muet.
Lorsque le repas fut terminé, lorsque le café odorant fuma dans les tasses, lorsque furent allumés les havanes sans lesquels, disait le reporter, un bon dîner n’est plus qu’une belle rose sans parfum, à ce moment-là, Ségalens s’aperçut qu’il devenait gai; il s’aperçut aussi que l’escarpe devenait plus sombre. Les yeux de Jean Nib, perdus au loin, en quelque vision d’amertume, exprimaient une mortelle tristesse.
– Voyons, fit-il, vous m’avez dit que vous aviez à me proposer un gîte sûr…
– Et en même temps, l’occasion, pour vous, de rendre service, un grand service…
– À qui?…
– À moi, d’abord.
– Ça suffit.
– Et à un de mes amis, acheva Ségalens. Voici le cas. Figurez-vous que mon ami… – il s’appelle Max… – mon ami donc, est amoureux, mais amoureux fou, depuis un mois et plus. Or, pour des raisons qu’il serait trop long de déduire, il n’ose pas déclarer son amour. Une folie. Car celle qu’il aime ne refuserait pas ses bontés à un homme tel que Max. Enfin, c’est son idée… Il a été vingt fois chez sa Dulcinée… Bref, à chaque visite, il est parti plus amoureux que jamais, et, en même temps, plus résolu à taire son amour. Une folie, je vous dis!… Maintenant, figurez-vous que… Dulcinée est venue tout à coup trouver mon ami Max…
– Pour lui dire qu’elle en pinçait aussi?…
– Non. Elle se croit, à tort ou à raison, je ne sais pas, elle se croit en danger. Quel danger? Elle ne l’a pas dit. Seulement, mon ami Max suppose qu’elle a peur d’être enlevée par quelque amoureux plus hardi que lui. Dulcinée l’a supplié de lui trouver un asile sûr pour une quinzaine de jours, et mon ami s’est empressé de la conduire à une maison de campagne qu’il possède… Maintenant, écoutez-moi bien: mon ami Max, toujours par cette idée de folie qu’il a, ne veut pas demeurer dans sa campagne, près de sa Dulcinée. Pourtant, il faut qu’il y ait là un homme solide, capable de protéger la pauvre petite et de la défendre contre toute attaque. J’ai dit à Max que je trouverai quelqu’un. Et je vous dis, à vous: «Voulez-vous être ce quelqu’un?…»