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– Ainsi, dit Jean Nib, vous avez assez confiance en moi pour m’introduire dans la maison de votre ami, pour m’y laisser maître absolu pendant tout le temps où il faudra veiller à la sûreté de cette jeune femme? C’est dangereux, ce que vous faites là, dangereux pour votre ami, pour l’argenterie de la maison… Savez-vous que je n’ai pas mon pareil pour ouvrir un coffre-fort?…

Ségalens posa sa main sur l’épaule de Jean Nib.

– Voyons, dit-il, acceptez-vous? Pour vous, ce sera une retraite sûre…

– Vous n’avez donc pas entendu ce que je viens de dire? gronda Jean Nib.

– Parfaitement. Si j’étais riche, si j’avais un coffre-fort à garder, si vous consentiez à monter la garde devant mes trésors, je serais sûr de n’être jamais volé par personne… Vous êtes malheureux, vous souffrez, je lis dans vos yeux ce que vous criez en vous-même: Vous n’êtes qu’un escarpe… un grinche, comme vous dîtes parfois. Je ne sais pas jusqu’à quel point vous êtes ce que vous dites. J’ignore les démêlés que vous pouvez avoir avec la police. Ce que je sais sûrement, c’est que j’ai pleine confiance en vous… N’ayez pas peur, je vous ai promis de ne pas vous prêcher la vertu. Je me contente de vous affirmer que, vous présent dans la maison de mon ami, celle qu’il aime et son coffre-fort seront plus en sûreté qu’ils ne l’ont jamais été. Maintenant, acceptez-vous?

– J’accepte! dit Jean Nib d’une voix rauque. Où est la maison?

– À Neuilly. Je vous conduirai moi-même, demain matin.

Jean Nib tressaillit. Il fixa sur Ségalens un regard profond et, avec un rire terrible, demanda:

– Ah çà! Est-ce que votre ami ne serait pas le marquis de Perles? Est-ce que ça ne serait pas dans la maison du marquis de Perles que vous voulez me conduire?…

Ce fut au tour de Ségalens de tressaillir.

– Non dit-il, avec une émotion soudaine. Le marquis de Perles est mort. Et il n’était pas de mes amis. Mais vous, comment connaissez-vous ce nom, et comment savez-vous que de Perles avait une villa à Neuilly?

– C’est que j’ai voulu cambrioler cette villa. De quoi? Faut pas que ça vous épate! Je suis escarpe et grinche Une nuit, je me suis amené dans la turne. Si le marquis avait été là, je l’aurais suriné… J’ai été arrêté sur le tas, au moment où j’allais défoncer un secrétaire. Avez-vous toujours confiance en moi?…

– Demain matin, à neuf heures, trouvez-vous au rond-point des Champs-Élysées, je vous conduirai… répondit Ségalens.

Jean Nib mit ses coudes sur la table et laissa tomber dans ses deux mains sa tête formidable.

– Qui êtes-vous? gronda-t-il. Je vois que vous avez pitié de moi. Je ne veux pas qu’on ait pitié de moi, entendez-vous? Pourquoi vous mêlez-vous à ma vie? Si vous croyez que je vais devenir ce qui s’appelle un honnête homme, vous faites erreur. Escarpe je suis, escarpe je veux rester. Il y a des moments où je vous hais.

Il y a des moments où je me ferais tuer pour vous. N’espérez pas que je cesserai de voler: c’est dans ma nature, dans mon sang. Même si je deviens riche, je crois que je volerai encore.

Il poussa un rude soupir, laissa tomber ses deux poings sur la table, et, regardant Ségalens en face:

– Dites-moi donc que je vous fais horreur, ça vaudra mieux. Mais surtout, ne croyez pas, messieurs les honnêtes gens, que vous valez mieux que nous! Nous nous valons! Un homme en vaut un autre, et voilà! Des honnêtes gens? Tenez, ça me fait rire quand j’entends parler de ça! Vous, par exemple, est-ce que vous croyez que ça vous est difficile d’être honnête? Pas aussi difficile qu’à moi d’être grinche! Que voulez-vous?… En voilà assez. Vous m’avez pris à dépouiller le bourgeois, bon! Vous l’avez embobiné, bon! Maintenant, c’est fini… Je m’en vais. Et vous, allez de votre côté. Ou sans ça, gare le lingue!…

Jean Nib se leva, haussa violemment les épaules et se dirigea vers la porte.

Ségalens ne dit pas un mot, ne fit pas un geste pour le retenir. Il alluma un cigare. Jean Nib, la main sur le bouton de la porte, retourna la tête, gronda un juron furieux, revint s’asseoir devant Ségalens et répéta:

– Qui êtes-vous, à la fin?

– Je m’appelle Anatole Ségalens, et j’écris dans les journaux pour gagner ma vie, voilà qui je suis.

– Vous avez dit à neuf heures, au rond-point des Champs-Élysées?

– Justement. Est-ce que vous consentez?

– Monsieur, dit Jean Nib, je serai demain matin à l’heure que vous dites, au lieu que vous dites. Si ça vous tire d’embarras, moi, ça me sauve peut-être. Car, franchement, je ne savais où aller… Maintenant, il faut que je vous dise ce que je pense. D’abord, vous m’avez dit votre nom. Moi je ne puis vous dire le mien, puisque je n’en ai pas… Seulement, puisque vous êtes dans les journaux, peut-être bien que vous avez entendu parler d’un scélérat appelé Jean Nib que toute la rousse veut agripper depuis longtemps. Il en a commis des crimes, ce Jean Nib! Toutes les fois qu’un pante est dégringolé et que les roussins donnent leur langue au chat, ou qu’ils ne peuvent mettre la main au collet de l’assassin, c’est Jean Nib, disent les journaux.

– Mon cher monsieur, je l’ai su dès la deuxième excursion que nous avons faite ensemble. Une pièce de cent sous glissée à l’un de ces escarpes que nous allâmes visiter à suffi pour me faire savoir avec qui j’avais l’honneur de visiter la pègre de Paris.

– Si j’avais su alors que vous saviez mon nom, dit Jean Nib avec une formidable simplicité, il est probable que j’aurais été forcé de vous tuer.

«Oui, reprit l’escarpe d’une voix de rêve, Jean Nib, voilà mon nom. Jean Rien! Et encore, je ne sais même pas pourquoi on m’appelle Jean; Nib aurait suffi. Nib de père, nib de mère, nib d’aminches, nib de galette, nib d’espoir, nib de nib.

– Pourtant, dit Ségalens ému jusqu’à l’âme, vous avez dû connaître votre père et votre mère?

– Non! j’ai jamais su ce qu’ils étaient…

– Vous dites pas d’amis!… Avez-vous donc été si seul dans la vie?…

– Seul? Non. J’ai une amie. C’est toute ma famille, tout mon bien, tout mon espoir. Rose-de-Corail et moi, voyez-vous, on s’aime, on est tout l’un pour l’autre: quand l’un mourra, l’autre suivra… Pauvre Rose-de-Corail!… Si je ne me suis pas tué, si je ne suis pas crevé de ce qui, parfois, me gonflait le cœur à le faire éclater, c’est à elle que je le dois… Un sourire d’elle, ça suffit pour me remettre d’aplomb…

Ségalens poussa un soupir. Son regard se voila. Au fond de son âme, ces paroles de Jean Nib étaient tombées pour y remuer de la tristesse. Il envia, oui, lui l’élégant gentleman, lui qu’on enviait, lui qui, avec une prodigieuse rapidité, un bonheur inouï, avait conquis une déjà belle situation, il envia l’escarpe, et il songea:

«Il est aimé, lui! De quoi se plaint-il donc?…»

Quant à Jean Nib, au moment où il parla de Rose-de-Corail, son visage s’illumina d’une si orgueilleuse passion, il y eut dans sa voix une telle vibration de tendresse, que sa rude, sa sauvage physionomie en fut bouleversée. Pendant une minute, Ségalens vit avec étonnement cette étrange figure de bandit s’auréoler, émerger de son mystère comme une synthèse de la grandeur et de la beauté de l’âme humaine.