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Mais bientôt cette fugitive apparition sembla se renfoncer dans les ténèbres, et, de nouveau, ce fut la violente figure du Jean Nib des fortifs, du Jean Nib armé du surin…

– C’est du fameux vin que vous m’avez fait boire! fit-il avec un ricanement. Est-ce que vous en buvez tous les jours du pareil?

– Non, dit doucement Ségalens. J’en bois seulement dans les grandes circonstances, comme ce soir…

– En tout cas, reprit Jean Nib sans relever, sans comprendre peut-être cette délicate flatterie, on peut dire que c’est du fameux. J’en ai le ciboulot tout retourné. On dirait que ça déchire comme un rideau que j’avais sur les yeux. Je vois des choses que je ne voulais plus voir, des choses mortes…

Jean Nib semblait se parler à lui-même. Ses yeux agrandis, hébétés de stupeur, fixaient les vagues lointaines des apparitions évoquées par l’ivresse. Il avait mis sa tête dans sa main, le coude appuyé sur la table, et il empoignait sa crinière à pleins doigts. D’une voix affaiblie, tantôt simple, tantôt martelée comme dans les cauchemars il s’exprimait son ineffable étonnement.

– Nom de nom, c’est trop fort, tout de même!… v’là que j’vois des choses qui jamais ne me sont passées par la caboche… Un soir que j’ai mené Rose-de-Corail dans un théâtre, j’ai vu qu’on faisait du noir sur la scène, on éteignait les lumières, et les acteurs passaient comme des ombres… ce que je vois ressemble à ça!…

Ségalens s’était jeté sur un fauteuil, et, la tête au dossier, les yeux à demi fermés, suivait avec une attention passionnée l’étrange évocation de l’escarpe qu’il se gardait d’interrompre, même par un geste.

– Ça, disait Jean Nib, ça doit être rudement loin dans le tréfonds des années, et rudement loin aussi dans des pays que je ne connais pas. Sacré bon sang! Voilà que ça me fait froid dans le dos… Qu’est-ce que c’est que cette gosse-là?… Rose-de-Corail quand elle était toute petite?… Non! je la reconnaîtrais, Rose-de-Corail, je la connais! Celle-ci n’est pas Rose-de-Corail!… Mais où que ça se passe, nom de Dieu, où que ça se passe?… Pas étonnant que j’ai froid dans le dos!… Il fait froid dans ce patelin… des arbres… encore des arbres!… Oh! ce chêne-là, près de la petite porte, je le reconnaîtrais quand je vivrais cent ans… Tonnerre! j’y ai déniché des geais, dans le temps!… oui! là, près de la petite porte du parc!…

Jean Nib se tut subitement, effaré par ce mot. Une sorte de terreur contracta son visage. Il eut un grondement.

– Du parc?… Est-ce moi qui dis ça: du parc?… Qu’est-ce que c’est que ça un parc?… Bon! fit-il tout à coup en éclatant de rire, c’est un mot de la haute… J’aurai lu ça dans les journaux…

Ségalens palpitait.

– Nous autres, continua Jean Nib, nous disons le bois… C’est ça, c’est un bois! Des arbres… des arbres sans feuilles… toutes les feuilles sont à terre, et il fait un froid de tous les tonnerres, et il fait noir comme dans un four… La petite gosse pleure… ah! bon sang! ce qu’elle pleure!… mais moi, je ne pleure pas… et l’homme marche vite en me tenant par la main… ses pieds remuent les feuilles en marchant… Ah çà! est-ce qu’on va aller loin?… Oh! ces cris de la môme! Nom de Dieu, si je te tenais maintenant, canaille de Barrot!…

Jean Nib s’arrêta stupéfait, écrasé d’étonnement, la sueur au front, les yeux égarés…

– Qu’est-ce que je dégoise là?… Je deviens maboul, c’est sûr!… Qu’est-ce que ce nom? D’où sort-il?… Et où est-il passé, à c’t’heure?… V’là que je l’retrouve plus!… Comment qu’j’ai dit?… J’ai dit… voyons… j’ai rien dit, tonnerre de Dieu!… Je me suis figuré, voilà tout!… Pas plus d’homme que sur ma main!… Mais le bois?… oh! le bois y est bien, lui!… Mais non, idiot! c’est pas un bois… c’est un fleuve… tiens, parbleu, c’est la Loire!…

Pour la troisième fois, Jean Nib eut un arrêt de stupeur et de terreur. Devant ces trois mots: le parc, Barrot, la Loire, il était venu se heurter violemment, et à chaque fois, il en avait éprouvé un terrible choc au cerveau.

De quelles profondeurs de la mémoire étaient-ils sortis un instant pour rentrer presque aussitôt dans le néant des choses abolies?…

Ces trois mots, Ségalens les avait notés. Il les fixait ardemment. C’étaient trois points lumineux dans le mystère de l’escarpe, trois phares lointains au fond des ténèbres.

Jean Nib, d’une voix à peine distincte, continua:

– Tout ça, c’est ce sacré vin qui me tourne la boule. Faut dire que c’est du fameux qu’il m’a fait siroter… Où est-il donc?… Tiens! il dort!… ça lui a tapé dans la tête, pire qu’à moi… Hé! monsieur!…

Ségalens ouvrit les yeux, et dit:

– Ma foi, je sommeillais. Mais il me semble que vous me racontiez…

– Moi? Rien du tout… Je battais la campagne… Mais avec un verre d’eau il n’y paraîtra plus.

Jean Nib saisit une carafe, et, coup sur coup, remplit trois fois sou verre.

– Si fait! reprit Ségalens, en voyant que l’escarpe reprenait toute sa lucidité, au moment où j’ai cédé au sommeil, vous vouliez me raconter votre enfance…

– Je la connais pas, fit Jean Nib assombri. Tout ce que je me rappelle, c’est misère. À quoi bon parler de ça? Ce que je sais, c’est que j’ai jamais quitté de Paris. Je me vois tout gosse, encore dans Paris… Lorsque je cherche à me souvenir, la chose la plus lointaine que je vois, c’est un boulevard; nous étions sur la chaussée du milieu; le patron avait tendu une corde en carré, et il y avait du monde autour de sa corde; la patronne tournait la manivelle d’un orgue placé sur une petite charrette; par terre, il y avait de gros poids; moi j’étais habillé comme le patron, comme vous avez vu les lutteurs à la foire. Après avoir jonglé avec les poids, le patron jonglait avec moi, il me lançait dans l’air comme une balle… Voilà ce que je me rappelle.

– Et après? demanda Ségalens.

– Ah! dame, après… Un beau jour, j’ai eu assez d’être jeté en l’air, de recevoir des coups et de ne pas manger à ma faim: j’ai filé. Cinq ou six ans plus tard, j’ai revu le patron à la fête du Trône. Mais j’étais déjà costaud. Il a regardé mes poings et n’a pas demandé son reste. J’ai fait un peu tous les métiers. J’ai longtemps ramassé les bouts de cigarettes, aux terrasses des cafés, pour un homme qui me donnait dix sous par jour pour ça. Puis j’ai été associé avec un Tond-les-Chiens. L’hiver, où je gagnais le plus, c’était d’ouvrir les portières des voitures devant les théâtres… Je couchais où je pouvais. Je mangeais tantôt plus qu’il ne fallait, tantôt pas assez. Enfin, un beau jour, v’là que j’me mets dans la tête de devenir un commerçant. Je pouvais avoir seize ans ou dix-sept ans, alors. J’avais des économies. Ça vous épate? Oui j’avais une centaine de francs à moi. Sou par sou, j’y étais arrivé. Et je puis dire qu’à cette époque-là je ne savais pas ce que c’était que de voler. Hélas! cela ne dura pas.

– Et alors? fit Ségalens, voyant que Jean Nib se taisait.

– Alors… alors… il est arrivé qu’il a fallu manger, boire, vivre enfin! Alors, il m’est arrivé qu’au bout de trois mois passés je ne sais plus comment, un soir, je me suis trouvé sur un banc du boulevard de Belleville, claquant du bec et grelottant de froid. Je finis par m’endormir, et lorsque je me réveille, je vois un homme assis près de moi. Il se met à me parler. Je lui raconte mon affaire. Il m’emmène chez un bistro, me fait boire et manger, puis il me conduit dans une chambre, où je dors. Ce copain-là, c’était un grinche… c’est lui qui m’a montré… voilà!…