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Ségalens garda quelque temps le silence. Jean Nib, de son côté, s’absorbait dans une sombre rêverie. Tout à coup, le reporter releva la tête, fixa ses yeux sur les yeux de Jean Nib, et prononça:

– Et Barrot?…

– Quoi? fit l’escarpe. Barrot? quel Barrot?

– Et le parc?…

– Le parc?… Les Buttes-Chaumont, hein?…

– Et la Loire?

– Ah! ça, mon camarade, c’est-y que le vin vous a produit encore plus d’effet qu’à moi?…

Ségalens étudia la physionomie de l’escarpe. Mais Jean Nib était évidemment sincère.

La triple lueur un instant avivée dans l’esprit surexcité de Jean Nib s’était éteinte déjà. Ségalens comprit que l’escarpe ne dirait plus rien parce qu’il n’avait plus rien à dire. Ayant soldé l’addition, il descendit avec jean Nib qui, une dernière fois, lui assura qu’il se trouverait le lendemain matin à neuf heures au rond-point des Champs-Élysées.

LII LE MORT VIVANT

Vers cette époque, le quartier de la rue de Babylone fut intrigué par certains événements qui doivent trouver ici leur place. Des bruits étranges se mirent à circuler. Des personnes notables et dignes de foi prétendirent avoir vu des lumières nocturnes dans l’hôtel d’Anguerrand. Dès lors, le commissaire Lambourne voulut se rendre compte par lui-même de ce qui se passait dans l’hôtel. Et comme il ne manquait pas de bravoure professionnelle, il s’en vint une nuit se promener rue de Babylone. À sa grande surprise, il constata qu’en effet, une des fenêtres de l’hôtel était éclairée. À travers les fentes des volets, M. Lambourne vit parfaitement de la lumière.

Il s’assura qu’il avait sur lui son écharpe et son revolver, et, avec une prestesse que Zizi eût admirée, il escalada le mur. À tout hasard, il monta le perron, et, avec une joie mélangée de stupeur, il s’aperçut que la porte n’était pas fermée.

– Au fait, songea-t-il, ils se croient en sûreté derrière le grand portail…

Le commissaire monta donc l’escalier intérieur, dont les tapis amortirent le bruit de ses pas.

Il parvint ainsi à un couloir dans lequel il s’orienta du mieux qu’il put.

Et tout à coup, dans les ténèbres, il perçut un rayon de faible lumière qui se glissait sous une porte.

M. Lambourne s’approcha de la porte et colla son œil à la serrure.

Il vit un homme qui, assis à une table, écrivait. L’homme lui tournait le dos. Il avait l’air parfaitement paisible.

M. Lambourne, rapidement, se ceignit de son écharpe, saisit son revolver et mit la main sur le bouton de la porte… la porte s’ouvrit!… le commissaire entra en disant:

– Que faites-vous là, vous!…

L’homme se retourna vivement et se leva…

Alors, M. Lambourne devint très pâle et se sentit trembler sur ses jambes. Il recula jusqu’au mur, auquel il s’adossa, les cheveux hérissés, les yeux écarquillés enfin, avec tous les signes d’une terreur intense…

– Pardon, monsieur le commissaire, dit l’homme d’une voix grave, sans colère et presque sans étonnement, c’est à moi de vous demander ce que vous faîtes ici…

– Je rêve!… balbutia M. Lambourne dont les dents claquaient. J’ai le cauchemar… ou bien… je suis fou…

L’homme le regarda quelques instants avec une sorte de tristesse, puis reprit:

– Remettez-vous, monsieur le commissaire. Vous avez surpris, cette nuit, un secret que tôt ou tard vous auriez fini par apprendre. Je ne vous en veux pas. Mais puisque vous tenez mon secret, il est nécessaire que nous causions quelques minutes. Veuillez vous asseoir…

– Monsieur le baron! bégaya le commissaire.

– Oui! fit l’homme avec un geste d’impatience. Quelle que soit votre surprise, vous êtes un homme de trop de sens pour vous abandonner plus longtemps à la panique superstitieuse que je vois sur votre visage…

– Ainsi, c’est bien vous!… Vous en chair et en os!… C’est bien vous?… vous?… le baron d’Anguerrand mort et enterré?…

– Je suis bien le baron d’Anguerrand. Mais quant à dire que je ne suis pas mort, c’est une autre affaire!

– Comment! râla l’infortuné commissaire.

– Je suis mort, et bien mort, reprit tristement Hubert. Si vous en doutez, vous n’avez qu’à aller consulter les registres de l’état civil…

Et comme M. Lambourne gardait un silence hébété, Hubert d’Anguerrand continua:

– Rassurez-vous, monsieur le commissaire.

– Mais, monsieur le baron, voulez-vous me permettre de vous demander pourquoi tout ce mystère?

– Parce que je veux continuer à être mort, dit Hubert.

– Comment! vous n’allez donc pas introduire une instance tendant à vous rendre votre personnalité civile?

– Plus tard, dans six mois ou dans un an. Pour le moment, il est nécessaire que je passe pour mort, puisque mort je suis aux yeux du monde et de la loi. Cela vous étonne? C’est bien simple… Lorsque l’accident m’est arrivé…

– L’accident? interrompit le commissaire.

– Sans doute. Vous ignorez donc comment je suis mort?…fit Hubert avec un livide sourire.

M. Lambourne vit ce sourire, et il frissonna.

– Je suis mort, continua Hubert, en tombant du haut du balcon de mon château de Prospoder…

– Oui, les journaux ont raconté la chose; mais ils ajoutaient aussi que, malgré d’actives recherches, on n’avait pu vous retrouver… la mer avait gardé sa proie.

– La vérité est moins tragique… heureusement pour moi. Lorsque je tombai, lorsque je me sentis entraîné nu fond de l’Océan, je ne perdis pas courage. Je luttai de toute mon énergie, et j’étais si prés de la côte que j’eusse repris pied presque aussitôt si la marée descendante ne m’eût repoussé au large. Pendant deux heures, deux mortelles heures, je continuai à nager, mais je voyais les rochers s’éloigner de moi de plus en plus. Je compris que j’allais mourir. Alors, notez cela, je fus envahi par une terreur insensée. Vraiment, je me sentis devenir fou. Bientôt, à bout de force, je me laissai couler. À ce moment, il me sembla que j’entendais comme un cri puis qu’on me saisissait par les cheveux, qu’on me hissait quelque part… Lorsque je revins à moi, je me vis dans une pauvre cabane: j’avais été sauvé par des pêcheurs de l’île d’Ouessant…

– Mais vous vous êtes empressé alors de regagner la terre ferme?…

– Je l’eusse fait sans doute. Malheureusement, pendant plus de six mois, je vécus dans une sorte de prostration due à la terreur que j’avais éprouvée. Je ne vais pas jusqu’à dire que j’étais fou. En tout cas, la mémoire était atrophiée; ce n’est que peu à peu que je repris possession de toutes mes facultés… Enfin, ce ne fut guère que huit mois après l’événement que je revins à Paris. Et alors, monsieur le commissaire, une étrange idée me passa par la tête: je voulus savoir ce que, moi mort, officiellement mort, mon fils devenait…