La Merluche prit le paquet, entra, et fut accueilli par le sourire de connaissance d’un vieux bonhomme crasseux qui l’emmena au fond de l’arrière-boutique. Là, La Merluche défit son paquet – le paquet que l’agent Chique avait aidé à porter!… Le paquet contenait deux magnifiques candélabres qui pouvaient valoir mille francs! Ce vieux bonhomme était un receleur.
Après avoir longtemps examiné la marchandise devant Julot palpitant, il offrit soixante francs que le fils de l’agent accepta en tressaillant de joie.
– Combien? demanda avidement Zizi en le voyant reparaître.
– Soixante balles! répondit La Merluche avec son incurable honnêteté.
– Chouette!… À la fin de la semaine, t’auras quinze balles au lieu de dix; tu diras que t’as été augmenté, et ça épatera ton dab. En attendant, voici quarante sous pour faire la noce…
* * * * *
Quelques heures plus tard, c’est-à-dire vers neuf heures du soir, Zizi rentrait rue Letort, et grimpait au galetas de La Veuve où il avait élu domicile. Il contempla avec orgueil le véritable magasin au centre duquel il se trouvait. C’était une mine inépuisable. Il n’y avait qu’à puiser dans le tas… Il va sans dire que le paquet de tout à l’heure sortait du galetas.
Zizi se déshabilla et se coucha dans la grande caisse.
Puis il souffla la bougie qui brûlait sur une chaise près de la caisse, et la conscience sans remords dans le passé, sans inquiétude dans l’avenir, il ferma les yeux.
Or, Zizi était couché depuis vingt minutes et commençait à s’engourdir dans un bienheureux sommeil Lorsqu’il lui sembla tout à coup qu’on introduisait une clef dans la serrure.
– Mince alors! songea-t-il. V’là qu’on vient me cambrioler, à c’t’heure? Et y a une police, des flics, des roussins, qu’on peut pas faire un pas sans marcher dedans! Non, mais à quoi qu’elle sert, la police, à quoi qu’elle sert, si on ne peut plus roupiller tranquille!
Tout en pestant ainsi, Zizi s’était soulevé de façon que sa tête effleurât le rebord de la caisse, et il braquait des yeux indignés sur la porte où il s’attendait à voir paraître un cambrioleur. Soudain la porte s’ouvrit. Une lumière pâle se répandit dans le galetas, et Zizi murmura:
– La Veuve!… Qu’est-ce qu’elle veut cette chipie?… Tiens, elle n’est pas seule… Oh! mais je reconnais cette bobine-là, moi… J’y suis! c’est la baronne de Va-te-faire-lanlaire!…
Avec la silencieuse souplesse d’un chat, Zizi se renfonça dans la caisse, où il se tassa en boule, ramenant entièrement sur lui la couverture. Il était loin d’être rassuré.
La Veuve était entrée en refermant soigneusement la porte. Zizi trembla en l’entendant s’approcher de la caisse qui lui servait de lit. Une impression de terreur étrange, insurmontable, s’empara de lui lorsqu’il écouta ces pas silencieux, mous, glissants, qui venaient vers lui.
Alors, La Veuve parla:
– Ici, nous ne serons ni dérangées, ni épiées. Il y a des années que je cache ici les marchandises que j’écoule ensuite peu à peu. Et personne au monde n’a eu l’idée d’entrer là… personne! sauf la bouquetière. Mais celle-là n’entrera plus ici!… Nous pouvons donc causer. Mais avouez, madame la baronne, que nous avons eu de la chance! Nous nous cherchions toutes deux…
– Des gens comme nous se retrouvent toujours en y mettant un peu de bonne volonté. Je vous connais à peine. Mais telle que je vous ai entrevue, telle que je vous vois, je devine en vous quelque chose de formidable. En vous arrachant la petite Lise, je sais que j’ai encouru votre haine et votre vengeance… mais…
– N’allez pas plus loin, fit La Veuve. Je puis maintenant vous dire pourquoi je vous cherchais, moi! Je voulais vous dire en effet, qu’en m’arrachant la petite d’Anguerrand, c’est comme si vous m’aviez arraché le cœur, et que je vous hais pour le mal que vous m’avez fait et que je me suis vengée!
– Vous vous êtes vengée? demanda Adeline avec étonnement. Et comment?
– Vous ne tarderez pas à vous en apercevoir à certains changements que vous remarquerez chez M. votre mari. Je me suis vengée en apprenant à Gérard d’Anguerrand que Lise est vivante!
– Votre vengeance a porté à faux. Qu’avez-vous voulu? Que Gérard me quitte, n’est-ce pas?… Eh bien! avant même que d’apprendre ce que vous lui avez appris, Gérard m’avait quittée et n’était plus rien pour moi… ou tout au moins je n’étais plus rien pour lui. Vous vous êtes trompée, voilà tout.
– La malédiction est sur moi, gronda La Veuve en elle-même. Rien ne me réussit…
– Tenez, reprit Adeline, lorsque je vous ai vue à l’hôtel d’Anguerrand, vous m’aviez proposé une alliance. C’est que vous aviez bien compris que deux femmes comme nous doivent se soutenir et s’aider. J’ai eu tort, il est vrai, de contrecarrer vos projets, puisque ces projets, au fond, étaient les miens. Mais ne pensez-vous pas que nous ferions mieux l’une et l’autre de redevenir bonnes amies? Si c’est non, je m’en vais. Si c’est oui, causons. Je vous le répète j’ai besoin de vous, et… je crois que vous avez besoin de moi…
– Qu’avez-vous à me proposer?
– Une double question, d’abord. Savez-vous où est Gérard?
– Non! fit La Veuve dans un soupir de haine affreuse.
– Savez-vous où est Lise?
– Non, répéta La Veuve avec un grondement de furieuse douleur.
Et Adeline fut convaincue que La Veuve disait la vérité.
– Eh bien! dit alors tout à coup Adeline, moi je sais où est Gérard!… Je sais, moi, où est Lise!
– Vous! rugit La Veuve dans un cri de joie terrible.
– Moi! dit tranquillement Adeline, sûre désormais de conquérir La Veuve. Moi! Et, si vous le voulez, je vais vous dire tout de suite où ils sont l’un et l’autre!…
La Veuve se leva. Elle tremblait. Sa figure convulsée avait pris des teintes livides.
– Dites-moi cela… et puis ne me dites plus rien… Dites-moi cela, et je vous bénirai… Vous me demandez d’être votre associée, je serai votre servante…, oui, je vous servirai…, je suis fidèle, moi! fidèle à mes haines, fidèle à mes amitiés…
– Ce que vous me demandez, je suis venue pour vous le dire. J’ai besoin de vous. Je ne vous demande pas votre amitié. Je vous demande de m’aider. Vous avez une haine. J’en ai une autre. Combinons-les et faisons-en sortir la foudre qui tue. Voilà ce que j’avais à vous dire. Maintenant, écoutez-moi. Je veux d’abord savoir dans quelles circonstances vous avez dit à Gérard que Lise est vivante…
– Volontiers, oh! bien volontiers! fit La Veuve avec une sorte d’humilité empressée.
La Veuve, en peu de mots, fit le récit de la scène que nous avons racontée: l’arrivée de Gérard dans le logis de la rue Saint-Vincent, les cris de Lise et leur départ à tous deux.
Par les dates que fournit La Veuve, Adeline supputa que la réunion de Gérard et de Lise s’était accomplie le lendemain ou le surlendemain du jour où son mari était parti, la laissant seule dans le pavillon de la rue d’Orsel.
Puis La Veuve raconta comment elle s’était mise à suivre Gérard et Lise, comment elle avait rencontré Biribi, et comment elle était montée dans un taxi avec l’escarpe.
– Qu’est-ce que cet homme? demanda Adeline.