– Un homme à moi. Un couteau emmanché à ma pensée.
– Bon. Nous aurons à l’employer, vous pouvez le retrouver quand vous voudrez?
– Il est à ma disposition nuit et jour, et prêt à agir.
– Bien. Et peut-il, ou pouvez-vous vous-même, ramasser cinq ou six bandits comme lui, capables de tout, sans scrupule et surtout sans peur… car il y aura bataille!
– Je puis, dans deux heures, avoir ici même huit ou dix hommes résolus, habitués à risquer, toutes les nuits, la prison, le bagne, et parfois la guillotine pour de misérables sommes.
Une terrible expression de haine satisfaite s’étendit sur le visage d’Adeline.
– Voici mon idée, reprit-elle au bout de quelques minutes de ce silence lourd et menaçant. Je veux m’emparer de Gérard et de Lise. Gérard, j’en ferai ce que je voudrai. Il m’appartient tout entier, celui-là! Quant à Lise… je vous la livrerai…
La Veuve eut un rugissement qui fit sourire Adeline d’un sourire aigu, terrible, plus terrible que l’expression de haine farouche qui tourmentait la physionomie de La Veuve.
– Livrée à vous, acheva Adeline, je suis sûre qu’elle est en bonnes mains. Je ne puis pas imaginer contre elle, à moins de la tuer bêtement comme j’ai failli le faire, de vengeance plus complète et plus raffinée!… Cet arrangement vous convient-il?…
La Veuve fit oui d’un signe de tête, incapable qu’elle était de parler à ce moment-là.
– Il ne reste plus, dit Adeline, qu’à combiner le plan d’attaque qui fera tomber en nos mains Gérard et Lise. Et c’est ici que j’ai besoin de vous – de vous et de vos hommes… Gérard, je l’ai retrouvé tout de suite. J’ai eu plus de chance que vous. Ou bien, c’est que l’amour est plus fort que la haine. Car je l’aime, moi! ajouta-t-elle avec un rire sinistre. Enfin, peu importe. Au bout de trois jours, j’ai su ce qu’il avait été faire à Neuilly…
– À Neuilly? fit La Veuve en tressaillant.
– Vous connaissez Neuilly?…
– J’y connais du moins la maison de quelqu’un que vous avez connu, qui fréquentait chez vous, de quelqu’un qui est mort… la maison du marquis de Perles.
Adeline pâlit. Une étrange émotion crispa ses traits; ses yeux flamboyèrent; elle eut une sorte de grincement de rage.
– Oui, gronda-t-elle, il est mort!… Je ne puis plus rien contre ce lâche… n’en parlons plus, et songeons aux vivants. Donc, vous disiez que vous connaissez la villa du marquis de Perles?
– J’y ai été une fois… pour des affaires…
– Cela ne me regarde pas. Mais puisque vous connaissez la maison de Perles, vous aurez dû remarquer non loin de là une autre villa enclose de murs…
– Avec une belle grille en fer forgé… je la vois.
– C’est là que vous trouverez Lise, acheva Adeline.
– C’est bien. Ne m’en dites pas plus. Je sais ce qui reste à faire… le reste me regarde. Je vous demande seulement trois ou quatre jours pour préparer l’expédition. Car, cette fois, il faut réussir… ou j’en crèverai. La maison doit être bien gardée, bien défendue… Il y a des hommes, sans doute.
– Sûrement! Il y a d’abord Gérard qui vit là avec sa maîtresse…
– Croyez-vous donc qu’elle soit devenue sa maîtresse? grinça La Veuve.
– Et puis, il y a aussi Pontaives, continua Adeline sans répondre. Positivement, je ne sais qu’une chose c’est que Lise est là. Mais puisqu’elle y est, sûr que vos hommes se heurteront à Gérard. Prenez vos précautions. Gérard vaut six hommes à lui seul…
– Je vous dis que, cette fois, je réussirai! gronda La Veuve.
– Adieu donc, dit Adeline en se levant. Demain, après-demain, à toute heure du jour ou de la nuit, prévenez-moi de ce qui se prépare et du moment où se fera l’expédition je veux être là…
– Où vous trouverai-je?
– Place Vendôme, à l’Impérial-Hôtel. Vous demanderez la comtesse de Damart. C’est mon nom… Adieu.
– Je vous accompagne jusque dans la rue. Car je ne couche plus dans cette maison. Vous-même, si une circonstance imprévue vous forçait à me voir avant que je vienne chez vous, venez me demander…
Le reste se perdit dans un murmure indistinct, car déjà La Veuve et Adeline avaient franchi la porte et commençaient à descendre l’escalier… Dans le galetas, dix minutes s’écoulèrent avant que le moindre bruit se fît entendre. Enfin, au fond de la caisse, la paille craqua, puis une allumette s’enflamma, et à la lueur de la bougie apparut la tête pâle, effarée, terrifiée de Zizi. Longtemps encore le voyou écouta en comprimant les battements de son cœur. Lorsqu’il fut certain que les deux femmes étaient bien parties et que La Veuve ne reviendrait pas, il sauta hors de la caisse et commença à s’habiller en toute hâte.
LIV CHARLOT
Ce soir-là, dans un petit salon ouvrant sur la salle des jeux d’un tripot situé prés de l’Opéra, le prince d’Olsteinburg, enfoui au fond d’un vaste fauteuil capitonné, les pieds au feu, une pipe anglaise aux lèvres (car, dans ce salon, il était pour ainsi dire chez lui), une tasse de thé fumant près de lui sur une table, parcourait les journaux avant de se mettre à ponter sur la grande table verte.
Gustave VII, prince d’Olsteinburg, avait soixante ans. Il était grand, bien conservé, très solide, rouge de figure et blanc de cheveux. Il était surtout connu comme le ponte le plus intrépide. Il n’était pas rare de le voir déposer devant lui trois ou quatre cent mille francs quand il prenait la banque. On le tenait pour un beau joueur, impassible devant la perte, dédaigneux devant le gain.
Dans le petit salon, outre le prince, il y avait deux ou trois, personnes qui lisaient ou causaient, et un valet de pied portant la livrée du cercle.
À un moment, le prince fouilla dans la poche intérieure de son smoking, et, sans s’en apercevoir, laissa tomber au pied du fauteuil un portefeuille. Aucun des habitués présents ne s’aperçut de l’incident. Le valet de pied avait vu, lui. Il s’approcha et ramassa le portefeuille, tandis que le prince était occupé à développer l’immense Times. Le valet, sans un mot, présenta l’objet au prince.
– Quoi? Qu’est-ce? demanda le prince étonné.
– Un portefeuille que monseigneur vient de laisser tomber, dit le valet.
– De toute mon altesse, dit le prince en riant. C’est ma foi vrai! Vous êtes un honnête garçon, vous! Il y a bien mille louis là dedans…
Le valet ne broncha pas et demeura ferme en parade.
– Comment vous appelez-vous, mon garçon?
– Firmin, monseigneur.
– Vous êtes nouveau?
– Engagé depuis trois jours, monseigneur.
– Eh bien! Firmin, je ne veux plus être servi que par vous, vous entendez? Je veux que vous disiez ça au gérant. Donnez-moi un journal français. Et puis, voici pour vous.
Le valet, trop bien stylé pour se permettre un remerciement, prit, sans dire un mot, les trois billets que lui tendait le prince, lui remit un journal de Paris, et s’en alla reprendre son poste prés de la porte.
Le prince d’Olsteinburg acheva sa tasse de thé et se plongea dans la lecture du journal. Au bout d’une demi-heure de lecture, il s’écria tout à coup en se retournant à demi: