« Toute cette conversation, à une heure où je ferais mieux d’être au lit et de dormir, avait pour seul but de vous amener à me croire quand je vous dirais ceci : je veux que vous sachiez que ce problème de la Seconde Fondation (que j’ai pris bien soin de vous laisser vous-même exposer) pourrait me fournir une raison amplement suffisante pour vous faire décérébrer sans autre forme de procès. »
Trevize se leva à demi de son siège.
Branno poursuivit : « Oh ! ne faites aucun geste ! Je ne suis certes qu’une vieille femme comme vous devez sans doute vous le dire, mais avant que vous ayez posé la main sur moi vous seriez déjà mort. Vous êtes, jeune écervelé, sous la surveillance de mes hommes. »
Trevize se rassit et dit d’une voix légèrement tremblante : « C’est absurde. Si vous croyiez en l’existence de la Seconde Fondation, vous n’en parleriez pas aussi librement. Vous ne vous exposeriez pas vous-même aux dangers auxquels vous prétendez que je m’expose moi-même.
— Vous reconnaissez donc que j’ai un tantinet plus de bon sens que vous : en d’autres termes, vous qui croyez en l’existence de la Seconde Fondation, vous en parlez en toute liberté parce que vous n’êtes qu’un idiot. Je crois en son existence et j’en parle librement moi aussi – mais uniquement parce que j’ai pris mes précautions. Puisque vous me semblez avoir lu en détail le récit d’Arkady, vous vous souvenez certainement qu’elle attribue à son père l’invention d’un appareil qu’elle nomme le brouilleur mental, appareil utilisé comme écran protecteur contre les pouvoirs mentaux de la Seconde Fondation. Ce dispositif existe toujours et a même fait l’objet d’améliorations, cela dans le plus grand secret. Ainsi cette maison est-elle pour l’instant raisonnablement protégée contre leurs investigations. Cela étant posé, permettez-moi à présent de vous exposer la teneur de votre mission.
— Comment ça ?
— Vous allez devoir découvrir si ce que vous et moi croyons est effectivement vrai. Vous allez devoir découvrir si la Seconde Fondation existe encore et si oui, la localiser. Ce qui veut dire que vous allez devoir quitter Terminus et partir je ne sais où – même s’il se révèle en fin de compte (comme au temps d’Arkady) que la Seconde Fondation se trouve en réalité parmi nous. Cela signifie également que vous ne reviendrez pas avant d’avoir quelque chose à nous révéler ; et si vous n’avez rien à nous révéler, vous ne reviendrez pas et la population de Terminus comptera un idiot de moins. »
Trevize s’entendit balbutier : « Comment, par Terminus, puis-je les rechercher sans me trahir ? Ils vont simplement s’arranger pour me liquider et vous ne serez pas plus avancée.
— Alors, ne les cherchez surtout pas, grand nigaud ! Cherchez autre chose ! Cherchez autre chose, de tout votre cœur, de toute votre âme, et si jamais, en cours de route, vous tombez sur eux parce qu’ils n’auront pas pris la peine de vous prêter la moindre attention, alors à la bonne heure ! Vous pourrez dans ce cas nous en informer par message codé en hyperondes et, pour votre récompense, revenir au bercail.
— Je suppose que vous avez déjà en tête quelque chose à me donner à chercher ?
— Bien évidemment. Connaissez-vous Janov Pelorat ?
— Jamais entendu parler.
— Vous le rencontrez demain. C’est lui qui vous expliquera ce que vous allez chercher et qui vous accompagnera à bord de l’un de nos vaisseaux les plus perfectionnés. Vous en serez les deux seuls passagers – risquer deux personnes est déjà amplement suffisant. Et si jamais vous vous avisiez de revenir sans les renseignements que nous voulons, vous serez volatilisés dans l’espace avant d’être à moins d’un parsec de Terminus. C’est tout. L’entretien est terminé. »
Elle se leva, regarda ses mains nues puis avec lenteur enfila ses gants. Elle se tourna vers la porte où aussitôt s’encadrèrent deux gardes, l’arme à la main. Ils s’écartèrent pour la laisser passer.
Sur le seuil, elle se retourna : « Il y a d’excellents gardes à l’extérieur. Ne vous risquez donc pas à les déranger, ou ils nous épargneront le trouble de votre existence.
— Vous perdriez par la même occasion les profits que je pourrais vous procurer », dit Trevize en s’efforçant de prendre un ton léger.
« On en prendra le risque », rétorqua Branno avec un sourire sans joie.
8.
Liono Kodell l’attendait dehors. Il lui dit : « J’ai tout entendu, madame. Vous avez été extraordinairement patiente.
— Et je suis surtout extraordinairement fatiguée. J’ai l’impression d’avoir fait une journée de soixante-douze heures. A vous la main.
— Volontiers mais, dites-moi… y avait-il réellement un brouilleur mental à proximité de la maison ?
— Oh Kodell ! fit Branno d’une voix lasse. Vous n’êtes pas si bête. Quel risque courait-on, franchement, d’être surveillés ? Vous croyez peut-être que la Seconde Fondation surveille tout, tout le temps et partout ? Je ne suis pas aussi romantique que le jeune Trevize ; il se peut qu’il croie ça ; moi pas. Et cela serait-il même le cas, la Seconde Fondation aurait-elle des yeux et des oreilles partout, la présence d’un brouilleur mental ne nous aurait-elle pas au contraire immédiatement trahis ? En l’occurrence, son emploi n’aurait-il pas révélé à la Seconde Fondation l’existence d’un écran contre ses pouvoirs – en lui faisant découvrir une zone mentalement opaque ? Le secret de l’existence d’un tel écran (tant que nous ne serons pas prêts à l’utiliser sur une grande échelle) n’a-t-il pas plus de valeur, non seulement que l’existence de Trevize, mais même que la vôtre et la mienne réunies ? Et pourtant… »
Ils avaient regagné la voiture et Kodell conduisait. « Et pourtant… répéta-t-il.
— Et pourtant quoi ?… Ah ! oui… Et pourtant, ce jeune homme est intelligent. Je l’ai peut-être traité d’idiot d’une manière ou de l’autre une bonne demi-douzaine de fois – histoire de lui rabattre son caquet – mais il est loin de l’être. Il est surtout jeune et il a un peu trop lu de romans d’Arkady Darell. Si bien qu’il a tendance à croire que la Galaxie est comme dans ses livres. Mais ce garçon a l’esprit particulièrement vif et perspicace et c’est bien dommage qu’il faille le perdre.
— Vous en êtes donc si certaine ?
— Tout à fait, dit tristement Branno. Enfin, c’est peut-être aussi bien ainsi. Nous n’avons que faire de jeunes romantiques qui foncent tête baissée et sont fort capables de démolir en un instant ce qu’il nous a fallu des années pour bâtir. Par ailleurs, il va quand même servir à quelque chose : en attirant indubitablement l’attention des gens de la Seconde Fondation – à supposer toujours qu’ils existent et se soucient effectivement de nous. Car, pendant qu’ils s’occuperont de lui, avec un peu de chance, ils nous ignoreront. Peut-être même y gagnerons-nous plus encore que la bonne fortune d’être ignorés : on peut toujours espérer que grâce à Trevize ils se trahiront par mégarde et nous offriront l’occasion – et nous donneront le temps de préparer une riposte.