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Hormis sur Terminus même, où les pouvoirs du Maire étaient soigneusement limités. Le souvenir des Indbur demeurait vivace. Ce que les gens ne risquaient pas d’oublier, c’était moins leur tyrannie que le fait qu’ils avaient perdu face au Mulet.

Et venait son tour à présent, Harlan Branno, Maire le plus puissant depuis la disparition du Mulet (elle en était consciente) et la cinquième femme seulement à accéder à ce poste. Et ce n’est qu’aujourd’hui qu’elle avait pu faire ouvertement usage de son pouvoir.

Elle s’était battue pour faire valoir son interprétation de ce qui était juste et de ce qui devait être – contre l’opposition farouche de tous ceux qui avaient hâte de retrouver le prestige des Secteurs centraux de la Galaxie et l’aura du pouvoir impérial – et elle avait gagné : Pas encore, leur avait-elle dit. Pas encore ! Si vous vous précipitez trop pour regagner les Secteurs centraux, vous vous retrouverez perdants, pour telle et telle raison. Et Seldon était apparu et l’avait appuyée en tenant un langage presque analogue au sien.

Cela l’avait rendue, pour un temps, aussi sage que Seldon lui-même aux yeux de la Fondation. Elle savait pertinemment toutefois que d’une heure à l’autre on pourrait l’oublier. Et voilà que ce jeune homme se permettait de la défier précisément ce jour-là !

Et il se permettait d’avoir raison !

C’était bien là le danger de la chose. Il avait raison ! Et, ayant raison, il était capable de détruire la Fondation ! Et voilà qu’ils se retrouvaient face à face, seuls.

Elle lui dit tristement : « Vous n’auriez pas pu chercher à me voir en privé ? Aviez-vous besoin de le clamer en pleine Chambre, dans votre désir stupide de me ridiculiser ? Est-ce que vous vous rendez compte de votre idiotie, mon pauvre garçon ? »

6.

Trevize se sentit rougir et lutta pour maîtriser sa colère. Branno était une femme qui allait sur ses soixante-trois ans. Il hésitait à se lancer dans une joute oratoire avec quelqu’un de presque deux fois son âge.

En outre, elle avait une grande pratique de la bataille politique et savait que si elle pouvait placer son adversaire en position de déséquilibre, elle aurait partie à demi gagnée. Mais une telle tactique n’était efficace que devant un public. Or, aucun spectateur n’était là pour assister à son humiliation : ils étaient seuls tous les deux.

Si bien que Trevize préféra ignorer ses paroles et fit de son mieux pour l’observer avec détachement : une vieille femme vêtue de ces habits unisexes qui étaient à la mode depuis deux générations – et qui ne lui allaient pas. Le Maire, le dirigeant de la Galaxie – si tant est que la Galaxie pût avoir un dirigeant – n’était qu’une vieille femme ordinaire qu’on aurait facilement pu confondre avec un homme – n’eût été sa coiffure, les cheveux gris acier tirés en arrière, et non pas flottants dans le style typiquement masculin.

Trevize lui adressa un sourire engageant. Quels que soient les efforts d’un adversaire plus âgé pour faire sonner l’épithète « mon garçon » comme une insulte, ledit « garçon » gardait l’avantage de la jeunesse et de l’allure – et surtout, il en était pleinement conscient.

Il lui dit : « C’est vrai. J’ai trente-deux ans, je ne suis donc qu’un garçon – si l’on veut. Et je suis conseiller et par conséquent, ex officio, un idiot. La première condition est inévitable ; quant à la seconde, tout ce que je puis dire, c’est que j’en suis désolé.

— Savez-vous ce que vous avez fait ? Et ne restez donc pas planté là à faire de l’esprit : asseyez-vous. Mettez votre cervelle en route, si ça vous est possible, et répondez-moi intelligemment.

— Je sais très bien ce que j’ai fait. J’ai dit la vérité telle que je la vois.

— Et c’est aujourd’hui que vous l’utilisez pour me défier. Précisément le jour où mon prestige est tel que je peux me permettre de vous exclure de la Chambre et de vous arrêter sans que nul ne proteste.

— Le Conseil va se ressaisir et croyez bien qu’il protestera. Peut-être même proteste-t-il en ce moment. Et on m’écoutera d’autant mieux que vous avez décidé de me persécuter.

— Personne ne vous écoutera, parce que si je pensais que vous deviez continuer dans la même veine, je persisterais à vous poursuivre comme un traître avec toute la rigueur qu’autorise la loi.

— Alors, il faudrait me juger. Et je ferais éclater la vérité en plein tribunal.

— N’y comptez pas. Les pouvoirs d’exception d’un Maire sont considérables même s’il en fait rarement usage.

— Et sur quels motifs déclareriez-vous l’état d’exception ?

— Les motifs, je les inventerais. Accordez-moi encore assez d’ingéniosité pour ça ; et je n’aurais pas peur d’en prendre le risque politique. Ne me poussez pas à bout, jeune homme. Si nous sommes ici, c’est pour parvenir à un accord, sinon vous ne recouvrerez plus jamais la liberté. Vous resterez en prison jusqu’à la fin de vos jours. Je peux vous le garantir. »

Ils se dévisagèrent mutuellement : Branno en gris, Trevize en camaïeu de bruns.

Trevize comprit : « Quel genre d’accord ?

— Ah ! ah ! On est curieux. Voilà qui est mieux. On va pouvoir ainsi passer de la confrontation à la conversation. Quel est votre point de vue ?

— Vous le connaissez fort bien. Vous vous êtes roulée dans la boue avec le conseiller Compor, non ?

— Je veux l’entendre de votre bouche – à la lumière de la crise Seldon qui vient de s’achever.

— Très bien, si tel est votre désir, madame le Maire ! » (Il avait été à deux doigts de dire : « la vieille »). « L’image de Seldon a parlé trop juste, trop impossiblement juste, au bout de cinq cents ans. C’est la huitième fois qu’il apparaît, je crois. Et en plusieurs occasions, personne n’était là pour l’entendre. A une reprise au moins, du temps d’Indbur III, ce qu’il avait à dire était totalement désynchronisé avec la réalité – mais c’était au moment du Mulet, n’est-ce pas ? Alors, dites-moi quand il a fait preuve d’autant de clairvoyance que cette fois-ci ? »

Trevize se permit un petit sourire. « Jamais, jusqu’à présent, madame le Maire – pour ce que nous révèlent les archives du passé –, jamais Seldon n’est parvenu à décrire si parfaitement la situation, jusque dans ses plus infimes détails.

— Votre hypothèse est que l’apparition de Seldon, cette image holographique, est un faux, que ces enregistrements sont l’œuvre d’un contemporain – ce pourrait être moi – et qu’un acteur joue le rôle de Seldon ?

— Pas impossible, madame le Maire, mais ce n’est pas ce que je veux dire. La vérité est hélas bien pire. Je crois que c’est effectivement l’image de Seldon lui-même que l’on voit et que sa description du moment présent de l’histoire est bien la description qu’il prépara jadis, il y a cinq siècles. C’est d’ailleurs exactement ce que j’ai confié à votre homme, Kodell, qui m’a mené habilement dans une charade où j’étais censé soutenir les superstitions irréfléchies de certains membres de la Fondation.

— Oui. Cet enregistrement sera utilisé si nécessaire, pour permettre à la Fondation de constater que vous n’avez jamais été dans l’opposition. »

Trevize ouvrit les bras : « Mais j’y suis ! Il n’y a pas de Plan Seldon au sens où nous l’entendons et cela fait peut-être deux siècles qu’il en est ainsi. Il y a des années que je le soupçonne, et ce que nous avons pu voir il y a douze heures dans la crypte temporelle le prouve.