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toujours par trouver la clé – même si elle est démesurée. (Après une longue pause, il ajouta :) Sauf...

Susan brûlait de l’interrompre, mais ce n’était pas le moment. Sauf si quoi ? pensa-t-elle très fort.

— Sauf si l’ordinateur ne sait pas quand il casse le code.

Susan faillit tomber de sa chaise.

— Comment ça ?

— Sauf si l’ordinateur tombe sur la bonne clé mais continue à chercher parce qu’il ne réalise pas qu’il l’a trouvée, ajouta Strathmore, lugubre. Je crois, cette fois, qu’on a affaire à un algorithme à déchiffrement tournant.

Susan resta clouée sur place.

La notion de déchiffrement tournant fut posée en 1987, dans un obscur article signé d’un mathématicien hongrois, Josef Harne. Puisque les ordinateurs utilisant l’attaque de force brute établissaient la validité d’un déchiffrement en cherchant dans le texte décrypté des groupes de mots identifiables, Harne proposait un algorithme de codage qui, en plus de chiffrer le texte, assujettissait son déchiffrement à une variable temporelle. En théorie, cette altération continue du texte devait empêcher les ordinateurs de tomber sur des modèles de mots identifiables, et donc de savoir quand ils devinaient la bonne clé. Un tel concept était un peu comme l’idée de coloniser Mars – aussi passionnante qu’irréalisable en l’état actuel des connaissances humaines.

— D’où vient ce truc ? demanda-t-elle.

— D’un programmeur du privé.

— Quoi ? lança-t-elle en s’effondrant au fond de son siège.

Nous avons ici la crème des cryptographes ! A nous tous, nous n’avons jamais trouvé le moyen, pas même un embryon de piste, pour concevoir un logiciel à déchiffrement tournant. Et vous voulez me faire croire qu’un rigolo a fait ça tout seul avec son petit PC !

— C’est loin d’être un rigolo, répondit Strathmore à voix basse dans l’espoir de la calmer.

Mais Susan ne l’écoutait plus. Elle était persuadée qu’il devait exister une autre explication – un bug du système, un virus, n’importe quoi, mais pas un code incassable !

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Strathmore lui lança un regard sévère.

— L’auteur de cet algorithme est l’un des plus grands génies de la cryptographie moderne.

Susan n’en croyait pas un traître mot ; tous les génies de l’informatique travaillaient avec elle à la Crypto ! Et si quelqu’un avait sorti un tel algorithme, elle en aurait forcément entendu parler...

— Et qui est ce grand homme ? demanda-t-elle.

— Vous allez le deviner toute seule. Il ne tient pas la NSA dans son cœur.

— Vous parlez d’un indice ! lâcha-t-elle avec sarcasme.

— Il a travaillé sur TRANSLTR. Mais il a enfreint les règles.

Et failli foutre un beau bordel dans le monde du renseignement.

Je l’ai viré.

Susan eut un instant d’hésitation, puis elle pâlit d’effroi.

— Oh Seigneur...

Strathmore hocha la tête.

— Lui-même... Toute l’année, il s’est vanté d’être en passe d’inventer un algorithme pouvant damer le pion à l’attaque de force brute...

— Mais je..., bredouilla-t-elle, je croyais qu’il bluffait... Il aurait réussi ?

— Oui. Il a trouvé l’algorithme de chiffrement absolu.

— Alors..., reprit Susan après un long moment de silence.

Cela signifie que...

— Oui, Susan, l’interrompit Strathmore en la regardant droit dans les yeux. Ensei Tankado vient de rendre TRANSLTR

totalement obsolète.

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6.

Certes, Ensei Tankado n’était pas né au moment de la Seconde Guerre mondiale, mais il avait étudié assidûment cette période – en particulier son événement le plus marquant, celui qui avait tué cent mille de ses compatriotes en une fraction de seconde : l’explosion de la première bombe atomique.

Hiroshima, 8 h 15, le 6 août 1945 – un acte de barbarie. Une destruction abominable. Une démonstration de force inutile de la part d’un pays qui avait déjà gagné la guerre... Tankado pouvait accepter tout ça. Mais l’inacceptable, l’insupportable, c’était que la bombe lui avait pris sa mère ; il ne l’avait jamais connue. Elle était morte en le mettant au monde – à la suite de complications dues aux radiations auxquelles elle avait été exposée plusieurs années auparavant.

En 1945, bien avant la naissance de Tankado, sa mère, comme bon nombre de ses amis, s’était rendue à Hiroshima, afin de proposer ses services dans un centre pour grands brûlés.

C’est là qu’elle devint elle-même une hibakusha – une irradiée.

Dix-neuf ans plus tard, à trente-six ans, allongée en salle de travail, elle faisait une hémorragie interne... elle savait qu’elle allait mourir. Ce qu’elle ignorait, en revanche, c’est que sa mort lui épargnerait la pire des souffrances voir que son unique enfant allait naître difforme.

Le père d’Ensei, non plus, ne vit jamais son fils. A l’annonce de la mort imminente de sa femme, il se sentit perdu. Quand les infirmières lui apprirent que son enfant était anormal et qu’il ne passerait sûrement pas la nuit, il quitta l’hôpital, empli de honte, et ne revint jamais. C’est ainsi qu’Ensei Tankado fut placé dans une famille d’accueil.

Toutes les nuits, le jeune Tankado regardait ses doigts tordus qui étreignaient sa poupée Daruma porte-bonheur en rêvant de vengeance... il prendrait sa revanche contre ce pays qui lui avait volé sa mère et avait infligé à son père l’infamie de l’abandon. Il ne se doutait pas, alors, que le destin allait lui venir en aide. L’année de ses douze ans, en février, une fabrique

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d’ordinateurs de Tokyo appela sa famille d’accueil. Ils développaient un nouveau clavier pour enfants handicapés et proposaient qu’Ensei fasse partie du groupe d’essai. Les parents adoptifs acceptèrent. Ensei Tankado n’avait jamais vu d’ordinateur, mais il sut tout de suite s’en servir, comme par instinct. L’informatique lui ouvrait les portes de mondes insoupçonnés. Rapidement, cet univers devint toute sa vie. En grandissant, il donna des cours, gagna de l’argent, et obtint finalement une bourse d’études à l’université de Doshisha.

Ensei Tankado fut bientôt connu dans tout Tokyo comme le fuguu na kisai – le génie meurtri.

Tankado découvrit l’infamie de l’attaque de Pearl Harbor ainsi que les crimes de guerre perpétrés par le Japon. Avec le temps, sa haine pour l’Amérique s’estompa. Il devint un bouddhiste convaincu. Ses anciens désirs de vengeance avaient disparu ; le pardon était le seul chemin vers la lumière.

À vingt ans, Ensei Tankado était devenu une star dans le petit monde des programmeurs. IBM lui offrit un permis de travail et un poste au Texas. Tankado sauta sur l’occasion. Trois ans plus tard, il avait quitté IBM, vivait à New York et mettait au point ses propres logiciels. Il surfa sur la vague des systèmes de chiffrement à clé publique. Il écrivit des algorithmes et gagna des fortunes.

Comme nombre de créateurs de cryptosystèmes, Tankado fut approché par la NSA. Il mesura alors toute l’ironie de la situation : on lui proposait, à présent, de travailler au cœur même de l’État qu’il s’était jadis juré de haïr. Il décida, néanmoins, de se rendre à l’entretien. Toutes ses réserves s’effacèrent lorsqu’il rencontra le commandant Strathmore. Ils parlèrent, sans faux-semblants, du passé de Tankado, de la rancœur légitime qu’il pouvait éprouver envers les États-Unis et de ses projets pour l’avenir. Tankado eut droit au détecteur de mensonges ainsi qu’à cinq semaines intensives de tests psychologiques. Il passa toutes les épreuves avec succès. Sa dévotion pour Bouddha avait remplacé sa haine. Quatre mois plus tard, Ensei Tankado intégrait le service de Cryptologie de la National Security Agency.