Cloucharde tâta son front d’une main fébrile. Cet accès d’énergie avait vidé ses dernières réserves. Il avait l’air complètement sonné.
Becker tenta une nouvelle approche.
— Monsieur Cloucharde, je souhaiterais recueillir la déposition de cet Allemand et de sa jeune escorte. Vous avez peut-être une idée de l’endroit où ils séjournent ?
Le souffle court, Cloucharde ferma les yeux. Toutes ses forces semblaient l’abandonner...
— Vous ne vous souvenez vraiment de rien ? Le nom de la fille peut-être ?
Un long silence. Cloucharde, de plus en plus pâle, frottait sa tempe droite.
— Ah... euh... non. Je ne crois pas..., bredouilla-t-il d’une voix chevrotante.
Becker se pencha vers lui.
— Ça va aller ?
— Oui... je vais bien... juste fatigué... le contrecoup, sans doute...
Sa voix s’éteignait.
— Réfléchissez bien, monsieur Cloucharde, insistait calmement Becker. C’est très important.
Cloucharde grimaça de douleur.
— Je ne sais plus... la fille... le type l’appelait... l’appelait...
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Il ferma les yeux et poussa un gémissement.
— Comment l’appelait-il ? Son nom...
— Je ne m’en souviens plus...
Cloucharde était en train de sombrer.
— Réfléchissez, le poussait Becker. Il faut que le dossier du consulat soit le plus complet possible. J’ai besoin d’autres témoignages pour appuyer vos déclarations. Tout ce que vous pourrez me dire peut m’aider à les trouver...
Mais
Cloucharde
n’écoutait
plus.
Il
essuyait
spasmodiquement son front avec le drap.
— Je suis désolé... demain, peut-être...
Il semblait pris de vertiges.
— Monsieur Cloucharde, pas demain... c’est maintenant qu’il faut vous souvenir. Maintenant !
Becker se rendit compte soudain qu’il parlait trop fort. Les gens installés sur les lits voisins suivaient la scène avec intérêt.
À l’autre bout de la salle, une infirmière venait d’ouvrir la double porte et se dirigeait vers eux à grands pas.
— N’importe quoi qui puisse m’aider, le pressa Becker.
— L’Allemand... il appelait la fille...
Becker secoua doucement Cloucharde, pour tenter de le réveiller.
Cloucharde battit des paupières.
— Son nom...
Reste avec moi, bonhomme !
— Dew...
Cloucharde ferma à nouveau les yeux. L’infirmière s’approchait, l’air pas contente du tout.
— Dew ? répéta Becker en secouant le bras de Cloucharde.
Le vieil homme grogna.
— Il l’appelait...
Cloucharde marmonnait à présent, il était à peine audible.
L’infirmière était à moins de trois mètres et houspillait Becker en espagnol. Mais Becker ne l’entendait pas. Toute son attention était concentrée sur les lèvres du vieil homme. Il secoua Cloucharde une dernière fois alors que l’infirmière se penchait sur lui.
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L’infirmière saisit Becker par une épaule. Elle le faisait se relever au moment où les lèvres de Cloucharde s’entrouvraient.
Ce qui sortit de sa bouche n’était pas vraiment un mot. Plutôt un souffle, un soupir, comme s’il retrouvait un lointain souvenir chargé de sensualité.
— Dewdrop....
L’infirmière, d’une poigne rageuse, tirait Becker.
Dewdrop ? Qu’est-ce que c’est que ce nom à la noix ?
Il se retourna, prenant de court l’employée, et se pencha une fois encore vers Cloucharde.
— Dewdrop ? Vous êtes sûr ?
Mais Pierre Cloucharde dormait profondément.
23.
Susan était seule dans le cocon douillet du Nodal 3. Elle se préparait une infusion au citron en attendant des nouvelles de son pisteur. En tant que chef du service, elle avait droit au terminal avec la meilleure vue, celui qui faisait face à la grande salle de la Crypto. De cette place, Susan pouvait voir l’ensemble du Nodal 3, et, de l’autre côté du miroir sans tain, TRANSLTR, dressée en plein centre du dôme.
Susan regarda l’horloge. Près d’une heure d’attente... les American Remailers Anonymous n’étaient visiblement pas pressés de transmettre son mail à North Dakota ! Elle poussa un soupir. Malgré ses efforts pour se concentrer sur son travail, son différend du matin avec David ne cessait de la hanter. Elle avait été injuste. Pourvu que tout se passe bien pour lui en Espagne !
Ses pensées furent interrompues par le chuintement des portes vitrées. Elle leva les yeux et grogna. Greg Hale, un cryptologue de l’équipe, se tenait dans l’embrasure.
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Hale était grand et musclé, avec une épaisse chevelure blonde et une large fossette au menton. La discrétion n’était pas son fort – manières vulgaires, grande gueule et tenues vestimentaires criardes. Ses collègues l’avaient surnommé
« Halite » – comme le minéral. Hale était convaincu que ce surnom faisait allusion à une pierre précieuse – en référence à l’éclat de son intelligence et à la dureté de ses muscles. Si son ego démesuré ne lui avait pas interdit d’ouvrir un dictionnaire, il aurait découvert que l’halite était un dépôt salin laissé après évaporation des océans, autrement dit, un résidu.
Comme tous les cryptologues de la NSA, Hale gagnait très bien sa vie. Mais il avait beaucoup de mal à le cacher. Sa voiture était une Lotus blanche avec un toit ouvrant et une sono assourdissante. Halite était un accro des gadgets, et sa voiture était son show-room ambulant. Il l’avait équipée d’un GPS à couverture mondiale, d’un verrouillage des portes à reconnaissance vocale, d’un détecteur de radar dernier cri et d’un téléphone/fax satellite, pour être joignable et opérationnel partout dans le monde. Sa plaque d’immatriculation personnalisée était entourée d’un néon violet, et on pouvait y lire : MEGABYTE.
Après une enfance de petit délinquant, Greg Hale avait été sauvé en intégrant les marines. C’est là qu’il avait tout appris des ordinateurs. C’était le meilleur programmeur que ce corps de soldats d’élite ait connu, et Hale se préparait à une brillante carrière militaire. Mais son destin bascula... Deux jours avant le renouvellement de son contrat d’engagement, Hale tua accidentellement un autre marine lors d’une bagarre où tout le monde avait trop bu. Le taekwondo, l’art martial d’autodéfense coréen, se révéla entre ses mains une arme mortelle. Hale fut libéré sur-le-champ de ses obligations militaires.
Après un bref séjour en prison, il chercha du travail en tant que programmeur dans le secteur privé. Ses employeurs potentiels, frileux, évoquaient toujours l’incident qui s’était produit chez les marines. Pour les séduire, il leur proposait de travailler gratuitement pendant un mois afin de prouver sa valeur. Cette technique se révéla payante et les offres affluèrent ; une fois que ses patrons découvraient ce que Hale
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pouvait faire avec un ordinateur, ils ne voulaient plus le laisser partir.
Hale ne cessait d’accroître ses compétences en informatique ; grâce à Internet, il avait des contacts dans le monde entier. Il était un pur produit de la cybergénération, avec des amis sur le Web dans chaque nation, participant à des forums de discussion et collaborant à des revues électroniques sur l’informatique, des plus prestigieuses aux plus minables.